1La politique antisémite d’exclusion politique, sociale et économique est dorénavant bien connue1. Les aryanisations des Établissements Lévitan et des Galeries Barbès ont également déjà fait l’objet de plusieurs travaux universitaires2. Il apparaît pourtant nécessaire d’en retracer les grandes étapes, de les resituer dans les enjeux propres à la profession, mais aussi de reprendre le chantier en apportant des éléments supplémentaires, grâce à de nouvelles sources, et notamment au regard de la situation vécue et perçue par les victimes et ceux qui les ont aidées. On se penchera enfin sur les questions éthiques, humaines et économiques que suscitent les restitutions et la confiscation des profits illicites.
Lévitan et les Galeries Barbès au début de la guerre
2Au déclenchement du second conflit mondial, la société Lévitan3 se compose d’un capital de 9435000francs composé de 18870 titres de 500francs, dont la répartition se présente ainsi:
Tableau 22. Répartition du capital Lévitan, 1939
Wolf Lévitan | 17121 actions | PDG |
Nathan Lévitan | 1460 actions | Administrateur |
Jules Lévitan4 | ? | Administrateur |
M.Finkelstein | 100 actions | Administrateur |
M.Marcus | 171 actions | |
M.Goldfarb | 5 actions | |
M.Vernet | 2 actions | |
M.Rosenthal | 1 action | |
M.Straus | 1 action | |
Divers porteurs | 9 actions |
3Plus de 90% des titres sont entre les mains de Wolf: la création et le développement des Établissements Lévitan, on le voit, sont dus exclusivement à Wolf Lévitan qui en est l’animateur, sinon unique pour le moins principal et vital. La stratégie, les décisions relèvent pour l’essentiel de ses choix, même si elles autorisent sans doute la discussion avec ses frères. Si le monde des affaires et la réussite entrepreneuriale s’écrivent au masculin, ils n’interdisent pas, bien au contraire, l’appui, le soutien et les conseils des femmes, sans qu’il soit toujours facile, voire possible, ni de les retracer ni d’en mesurer les effets5. L’un des petits-fils de Wolf témoigne ainsi, par exemple, que «[s]a grand-mère, Berthe Lévitan, avait fortement contribué à la réussite de son mari par son appui permanent et sa remarquable intuition: elle devinait ou voyait à travers les gens; elle évita à mon grand-père bien des faux pas6», mais il est évidemment impossible d’aller au-delà de cette affirmation générale.
4La situation des Galeries Barbès évolue quelque peu entre septembre1939 et l’été 1940. En effet, son fondateur, Jules Gross, meurt à Paris le 30mai 1940, obligeant à répartir le capital entre ses principaux héritiers. Mais les longueurs de la succession aboutissent à des opérations qui ne peuvent être menées avant le début 1941, dans un contexte totalement nouveau.
5Au 23mai 1940, le capital de 10010000francs est donc constitué de 20020 actions de 500francs réparties comme suit:
Tableau 23. Répartition du capital des Galeries Barbès, 1939
Jules Gross | 3212 | PDG |
Maurice Gross | 2891 | Administrateur |
Henri Gross | 4071 | Administrateur |
Louis Horovitz | 3283 | Administrateur |
Lucien Feldmann | 2572 | Administrateur |
Divers porteurs | 3991 | Administrateur |
Aryaniser les entreprises juives
6Trois mois après l’armistice, le 27septembre 1940, les Allemands ordonnent d’apposer sur les vitrines des magasins appartenant aux Juifs une affichette de couleur jaune sur laquelle est inscrit, en caractères noirs, Jüdisches Geschaft/Entreprise juive. Les Galeries Barbès et les Établissements Lévitan, comme tous les autres commerces, sont bien obligés de s’y plier.
7La mesure, qui peut paraître expéditive, est malgré tout relativement complexe. Le qualificatif «juive» accolé au substantif «entreprise» paraît d’ailleurs incongru. On voit mal comment une activité économique peut être qualifiée par un terme qui relève d’abord du fait religieux ou culturel. Qu’est-ce donc qu’une entreprise juive? Pour y répondre, les Français publient, le 3octobre 1940, un premier statut des Juifs qui vise à donner une définition et à prononcer un certain nombre d’exclusions professionnelles. La définition française est à la fois ambiguë et plus sévère que celle en vigueur dans l’Allemagne nazie. Ambiguë, parce qu’elle désigne comme Juif celui qui est de race juive, or le concept de race est évidemment extrêmement compliqué, voire impossible à justifier juridiquement. Cette ambiguïté oblige d’ailleurs le gouvernement à promulguer un second statut des Juifs, en juin1941, pour préciser, entre autres articles, qu’est de race juive celui qui appartient, ou appartenait, à la religion juive. Sévère, parce que, contrairement à la législation allemande, qui stipule qu’est regardée comme juive la personne qui a plus de deux grands-parents juifs, la qualité du conjoint n’ayant aucune influence, la législation française indique qu’est juive la personne issue «de trois grands-parents juifs, mais encore celle qui, bien que n’en ayant que deux, a un conjoint qui est lui-même juif7». Cette définition aboutit ainsi à des absurdités qui voient tel individu ayant deux grands-parents juifs et qui, au regard de la loi, n’est pas considéré comme juif, le devenir si son épouse se trouve dans la même situation.
8De leur côté, le 18octobre, les Allemands définissent ce qu’est une entreprise juive, en prescrivent le recensement et imposent la nomination d’un administrateur provisoire (noté infra AP). La définition des entreprises dites juives est tributaire de leur situation juridique. Pour les entreprises individuelles, les plus nombreuses, c’est la situation du propriétaire qui détermine le statut de l’entreprise. En revanche, pour les sociétés, les critères sont adaptés en fonction de la forme juridique de la société:
- un associé juif dans le cas des sociétés en nom collectif;
- un gérant ou plus d’un tiers des associés pour les sociétés à responsabilité limitée;
- le président du conseil d’administration ou plus d’un tiers des administrateurs et/ou plus d’un tiers du capital pour les sociétés anonymes.
9Le recensement débute dès le mois d’octobre1940 et les premières nominations d’AP interviennent dans la foulée. Dès que ce dernier est nommé, une nouvelle affichette – rouge cette fois-ci – est apposée, indiquant que le commerce est sous administration provisoire.
10La mission de cet administrateur provisoire est simple, mais sa réalisation peut se révéler complexe. L’objectif qui lui est assigné consiste à éliminer les Juifs de l’entreprise dans une triple direction: élimination du capital, élimination de la gestion et de la direction, élimination des postes professionnels en contact avec le public. Pour mener à bien sa mission et parvenir à ses fins, deux possibilités s’offrent à lui: transférer entre des mains dites aryennes la propriété du capital ou, si l’entreprise n’est pas viable ou ne répond pas aux exigences et impératifs économiques de l’État, liquider purement et simplement l’entreprise. Exclure les Juifs des fonctions directoriales et des métiers en contact avec le public est relativement aisé à instaurer, et se fait généralement rapidement. En revanche, la liquidation ou l’aryanisation (transfert entre des mains aryennes) sont des opérations qui nécessitent le contrôle des comptes, l’évaluation des stocks, l’estimation de la valeur des titres selon plusieurs critères, l’analyse économique au regard des besoins de la profession, bref un ensemble d’opérations administratives, comptables et financières qui prennent du temps et prêtent parfois à de nombreuses discussions.
11Face à cet arsenal juridico-administratif, comment agissent ou réagissent les premiers concernés8? Deux options s’offrent aux individus soumis à la nouvelle réglementation: se soumettre totalement à la législation et aux impératifs édictés par le Commissariat général aux Questions juives (noté infra CGQJ) et appliqués par l’AP; ou tenter d’organiser soi-même une aryanisation de complaisance ou fictive, avec l’aide et le soutien de relations de confiance. Évidemment, pour que cette dernière réussisse, elle se doit d’être plus que discrète, secrète, et présenter une forme de sincérité des actes et décisions. Il faut donner l’illusion de la garantie assurée d’une aryanisation menée en bonne et due forme. Ces aryanisations de complaisance, peut-être plus nombreuses qu’on ne l’imagine au premier abord, apparaissent extrêmement délicates à reconstituer et l’on ne peut se contenter de la lecture des archives de la période de la guerre pour les cerner. Pour ce type d’aryanisation, la forme n’exprime pas le fond, elle en est même souvent l’expression inverse. Hormis celles qui échouent pendant l’Occupation, celles menées à bon port peuvent donner l’impression que les acquéreurs aryens qui se substituent aux légitimes propriétaires sont des personnages sans scrupule et sans morale, alors qu’ils agissent en sous-main pour le compte des propriétaires spoliés. Ce ne sont bien souvent que quelques rares témoignages qui permettent, à la Libération, de se rendre compte de la réalité des aryanisations fictives et du nécessaire soutien qu’elles ont dû mobiliser.
Deux tentatives d’aryanisations fictives
12Les Établissements Lévitan et les Galeries Barbès font partie de ces entreprises qui, très tôt, ont élaboré une aryanisation de complaisance, mais dont les parcours singuliers ne peuvent être retracés qu’individuellement.
Les Galeries Barbès
13La première étape consiste à renouveler complètement le conseil d’administration afin de s’inscrire dans la nouvelle réglementation et de rendre éminemment visible le changement de direction. À la suite de la démission des dirigeants, en octobre1940, le nouveau conseil est alors composé de:
- Édouard Thomas, architecte;
- Jacques Juhérian, directeur de la Banque parisienne de crédit;
- Aramis Lacheny, entrepreneur de travaux de peinture.
14Le 12novembre 1940, la société est pourvue d’un administrateur provisoire en la personne d’André Decaux9 – un professionnel de l’ameublement, propriétaire de la maison éponyme, située au 97 rue du Faubourg-Saint-Antoine – dont une des premières mesures consiste à terminer et à apurer la succession de Jules Gross, notamment au regard de sa position dans le capital. 2766actions sont ainsi reprises par la société, servant à la fois à amortir et à liquider le compte courant débiteur, dont disposait Jules Gross dans la société, et à diminuer d’autant le capital social. Ce dernier, selon une décision de l’assemblée générale extraordinaire du 28mars 1941, se trouve dès lors ramené à 17254 actions de 500francs, soit 8627000francs. Quelques mois plus tard, l’AP croit nécessaire de signaler «l’incompétence complète en matière professionnelle de l’ameublement des membres composant actuellement le Conseil d’administration10». Le président du conseil d’administration, Édouard Thomas, démissionne et est alors remplacé par Georges Moreau, un professionnel du bois et fabricant de meubles dans l’Orne.
15La deuxième étape vise à effectuer, sous l’autorité et l’impulsion de l’AP, la cession des titres détenus par les actionnaires juifs au profit d’acquéreurs aryens. La vente porte sur plus de 11000 titres pour une valeur totale supérieure à 2,4millions de francs, soit un prix moyen de 218,60francs. En résumé, à la suite de ces cessions de titres, l’AP établit un nouveau décompte du capital qu’il présente aux autorités de tutelle:
Tableau 24. Porteurs des titres Galeries Barbès
Porteurs aryens | 12546 titres |
Porteurs juifs | 2490 titres |
Porteurs en ZNO | 112 titres |
Porteurs en ZO non justifiés | 27 titres |
Inconnus | 2079 titres |
16Il précise que sur les 2490 titres encore détenus par des personnalités juives, la très grande majorité (87%) ont été achetées à terme et se trouvent chez le banquier Daniel Dreyfus et Cie, en zone sud, ces actions pouvant être bloquées à la demande du CGQJ. Il signale également que la moyenne du prix de vente des titres correspond aux calculs qu’il a lui-même effectués pour déterminer la valeur intrinsèque de l’action, basée sur les chiffres du bilan 1939. Il estime ainsi la valeur du titre à 210francs, montant qui se situe «dans la fourchette des cours extrêmes sur le marché du 1er au 31mai 1940 (285F et 197F)11». Mais il ajoute que le cours supérieur doit subir un abattement en raison de l’absence de versement de dividendes depuis dix ans et de l’incertitude dans laquelle se trouve la firme au regard de ses possibilités futures.
17Ce premier rapport, transmis aux autorités à l’automne1941, est aussi l’occasion d’apporter quelques éclaircissements sur la marche des affaires et sur le fonctionnement de la société. Il produit, entre autres, une comptabilité du personnel employé en distinguant personnel juif et non juif:
Tableau 25. Répartition du personnel des Galeries Barbès
Aryens | Juifs | Total | |
Personnel au 1erseptembre 1939 | 339 | 94 | 433 |
Personnel en décembre1940 | 135 | 33 | 168 |
Personnel au 1eraoût 1941 | 143 | 13 | 156 |
• en ZO | 121 | 7 | 128 |
• en ZNO | 22 | 6 | 28 |
18Cette statistique froide et indigne permet, malgré tout, de dégager quelques constats.
19D’abord, la baisse du volume des affaires se lit d’emblée dans l’importante diminution du personnel employé: seul un tiers reste en activité en 1941, par rapport à 1939, date à laquelle l’effectif était déjà considérablement réduit par rapport au début des années 1930.
20Ensuite, le nombre de Juifs employés dans la société avant guerre s’établit à 22%, c’est un taux qui peut paraître important, mais qui confirme surtout l’action de solidarité et d’entraide de la famille Gross, déjà évoquée au premier chapitre pour la période d’avant 1914, et qui semble se poursuivre dans l’entre-deux-guerres. Cette tradition de soutien et d’assistance communautaire, que traduit et symbolise le Centre israélite de Montmartre, dans lequel Élise Gross est particulièrement active, se développe dans les années1920-1930. Situé rue Lamarck, le Centre, qui accueille de nombreux réfugiés dans l’entre-deux-guerres, se trouve à 500mètres des Galeries Barbès, facilitant sans doute l’embauche de quelques nouveaux venus, situation que l’on ne retrouve pas chez Lévitan.
21Enfin, la baisse encore plus importante et régulière du nombre d’employés juifs entre l’avant-guerre et l’Occupation – un ratio de près de 22% en 1939, il n’en reste plus que 19% en 1940 et 8% en 1941 – souligne les évictions dont ils sont les premières victimes, mais aussi témoigne d’une fuite et d’un refuge espéré en zone sud. En effet, même si les valeurs absolues sont faibles, accentuant de manière disproportionnée les pourcentages calculés, on peut néanmoins noter qu’en zone nord l’effectif juif ne représente plus que 5% de l’ensemble, contre 21% en zone sud.
22Poursuivant son rapport, l’AP fournit quelques précieuses indications sur la gestion qu’il entend mener, définissant en creux les modes opératoires des années précédentes. Il affirme s’être employé, dès son arrivée «à faire abandonner certaines pratiques qui n’avaient pas [son] agrément et à donner davantage de sobriété à toutes les manifestations extérieures et ce en accord complet avec la nouvelle direction qui fait un gros effort en ce sens12». Parmi ces pratiques, il cible d’abord la qualité des articles qu’il s’efforce de relever malgré les difficultés d’approvisionnement. Vient ensuite le poids de la publicité considérée comme démesurée (12-13% du chiffre d’affaires d’avant guerre), qu’il n’entend pas supprimer mais réduire (4% du chiffre d’affaires pour le 1ersemestre 1941) et dont il prévoit de faire un usage «classique et loyal13». Enfin, il aborde la question des ventes à crédit qui, sous son mandat, ne concernent que quelques affaires «traitées sur des bases normales […] [ventes payables à 90 à 120 jours], alors que sous la direction israélite, des découverts allant jusqu’à 20 mois de crédits étaient accordés14». Il conclut son rapport en soulignant qu’il s’agit de l’affaire la plus importante dans le commerce de l’Ameublement et que sa viabilité dépend du «programme élaboré actuellement, suivi et amélioré suivant les circonstances et les possibilités15».
23Troisième et dernière étape du processus: obtenir l’agrément des autorités françaises et allemandes à l’aryanisation telle qu’elle est envisagée et présentée. Ce n’est pas une simple formalité, car l’agrément conditionne et garantit la réalité des opérations et la clôture du dossier. Or, on va le voir, le ministère de la Production industrielle, dès le mois de janvier1942, souhaitant recueillir davantage d’informations, demande de surseoir aux opérations qui concernent les Galeries Barbès et la société Lévitan.
Établissements Lévitan
24En effet de leur côté, et en même temps, les Établissements Lévitan pratiquent de manière sensiblement identique en engageant une aryanisation de complaisance.
25La première étape est rapide. Le 22septembre 1940, Jules et Nathan présentent leur démission alors que celle de Wolf n’intervient qu’un mois plus tard. Ils sont remplacés au conseil d’administration par des professionnels parisiens de l’ameublement:
- Albert Goumain, maître ébéniste, ancien conseiller technique de la firme, expert près la cour d’appel de Paris, une des personnalités les plus connues et appréciée de la famille du meuble;
- Émile Tarlé, fabricant de meubles, place de la Nation à Paris;
- Émile Poitevin, entrepreneur de menuiseries, boulevard Voltaire à Paris;
- René Darpeix, ancien directeur commercial des Établissements Lévitan.
26La seconde étape est précoce et réalisée en dehors de la présence de l’AP, qui n’est pas encore nommé. En effet, dès le 24octobre 1940, le lendemain de sa démission, Wolf entreprend la vente de 75% des actions qu’il possède à une dizaine d’acquéreurs:
Tableau 26. Cessions de titres de Wolf Lévitan, octobre1940
Nom des acquéreurs | Fonction | Nombre de titres | Prix payé (en francs) |
M.Georges Bidon | Imprimeur | 1000 | 26000 |
M.Émile Poitevin | Fournisseur | 1600 | 52000 |
M.Émile Tarlé | Fournisseur | 2000 | 65000 |
M.Lucien Turier | Négociant en cuirs et peaux | 1500 | 48750 |
M.Joseph Salato | Chef comptable | 1250 | 32500 |
M.René Delaubier | Courtier en valeurs | 1000 | 32500 |
M.Paul Guillous | Conseil juridique | 1200 | 31200 |
M.René Darpeix, | Chef service publicité | 1000 | 26000 |
M.Robert Le Boucher | Chef du service expédition | 1000 | 32500 |
M.Laurent Pasqualini | Conseil comptable et fiscal | 1250 | 32500 |
Total | 12800 | 378950 |
27Après avoir organisé le remplacement du conseil d’administration, opéré la vente d’une partie de ses actions, laissant entre des mains aryennes les deux tiers du capital, Wolf modifie la raison sociale de la société qui prend la dénomination: SA Paris-Mobiliers – qui était d’ailleurs l’ancienne raison sociale du magasin géré par Adolphe au 49 boulevard Barbès, Paris-Mobiliers-Réunis – et quitte Paris pour la zone non occupée.
28La troisième étape correspond plus ou moins à la première période d’activité de l’AP, Robert Miocque16, nommé le 8novembre 1940, qui étudie l’affaire, contrôle les opérations et remet un premier rapport au CGQJ. Dès que ce dernier est nommé, les nouveaux propriétaires demandent l’invalidation de ses fonctions, estimant que l’affaire est aryanisée et que sa mission devient inutile. Les services allemands font savoir aussitôt «qu’une aryanisation pour laquelle les successeurs ont été dans une si large mesure choisis par les Juifs, pourra difficilement être reconnue. Il est probable qu’elle sera annulée. Entre-temps, l’administrateur provisoire, officiellement désigné, est seul autorisé à s’occuper de l’affaire17».
29Dans le rapport qu’il remet aux autorités, le 14janvier 1941, l’AP revient sur les transactions réalisées en octobre, «toutes ces ventes, écrit-il, ont été effectuées soit à des amis, soit à des collaborateurs remplissant dans la société des fonctions depuis longtemps18» et 500titres ont été offerts par Wolf à Albert Goumain, celui-ci n’ayant pas, dit-il, les moyens de les payer19. Si toutes les autres actions ont été vendues sur la base de 130francs l’une, seule une infime partie ont été réglées tout de suite (cf. tabl. 26 moyenne de 29,60francs réglés par titre), le solde étant payable le 1eroctobre en cinq annuités échelonnées de 1941 à 1945. La première aryanisation de complaisance est déjouée et l’on demande à l’AP de présenter «dans les plus brefs délais un projet sincère de vente, sans esprit de retour, avec présentation d’une convention prête à réaliser avec une personne ou un groupe incontestablement aryen, non susceptible de rester à sa dévotion dans l’avenir20».
30Une seconde aryanisation de complaisance est tentée en mai1941. Un groupe, composé d’Albert Duffy, Pierre Gouffe et Louis Rollin se propose d’acheter, avec l’accord de Wolf Lévitan, la société pour 11,5millions de francs. Transmettant la proposition au SCAP, Robert Miocque émet un avis négatif, justifié par le soupçon d’une nouvelle aryanisation fictive. Il motive son avis par trois éléments. D’abord, Albert Duffy aurait consenti à M.Morinière, installé dans le Var, une commission de 3,5millions de francs sans justification. Il accorderait ensuite une ristourne équivalente à 1% du chiffre d’affaires. Enfin, il prendrait une option pour une durée de sept ans sur 11000actions dont la valeur serait fixée à dire d’experts. Et de conclure que «M.Morinière agit selon toute vraisemblance pour le compte de Lévitan et […] la vente et les conventions passées avec M.Morinière ne présentent aucune garantie de sincérité21».
31Courant 1941 et début 1942, les deux établissements se trouvent donc face à deux situations différentes. Les deux tentatives de Lévitan d’opérer une aryanisation fictive échouent, en raison notamment des conditions trop avantageuses consenties aux acquéreurs et sans doute également par le contrôle tatillon de l’AP. Pour les Galeries Barbès, l’aryanisation, également de complaisance, ne semble pas être remise en cause, l’AP approuvant, voire suscitant, les opérations. Cette opposition de destin souligne l’importance du rôle et du poids de l’AP dans le processus. Il est, de fait, le seul acteur qui se trouve à l’interface entre les victimes et les administrations antisémites (CGQJ et service des affaires juives du MBF). De la manière dont il conçoit et mène sa mission dépend en grande partie l’avenir des biens – et parfois de personnes – dont il assure l’administration22. Mais, au-delà de la singularité propre à chacune des deux firmes, Lévitan et les Galeries Barbès se trouvent à nouveau associés par l’opprobre dont ils sont chargés par une partie de la profession qui souhaite les voir disparaître.
La corporation du meuble contre Barbès et Lévitan
32Dans le cadre de la nouvelle organisation économique voulue par le régime de Vichy et en adéquation avec l’idéologie qu’il développe, les métiers et professions sont regroupés dans une forme dévoyée de corporatisme23. Les familles professionnelles, pour reprendre une expression de l’époque, réunies par groupes ou secteurs d’activité, en constituent une première ébauche, même si l’autorité de l’État demeure prééminente. C’est ainsi que prend naissance, le 22janvier 1941 (Journal officiel du 25janvier), le Comité d’organisation des industries du bois (COIB)24. Celui-ci est réparti en quatre groupes: l’ameublement, la menuiserie et charpenterie, le travail mécanique du bois et le commerce du bois. Les Galeries Barbès et les Établissements Lévitan dépendent du premier groupe, lui-même divisé en six sous-comités, dont l’organisation administrative se présente comme suit25:
33On épargnera au lecteur les tensions et les luttes d’influence qui se manifestent au sein même du COIB pendant la guerre et à la Libération, pour se concentrer sur les actions qui touchent directement les deux firmes26. Si les reproches formulés aux deux entreprises et les finalités attendues sont identiques, les destinées diffèrent sensiblement, en fonction des particularités propres à chacun des deux établissements et à l’action différenciée des hommes chargés d’appliquer la nouvelle législation.
34Le 16mai 1941, une réunion du GNA, ayant pour objet la question des entreprises juives, se tient dans les locaux du COIB. Le procès-verbal qui nous est parvenu explicite les motivations invoquées et nous éclaire sur la perception qu’ont les acteurs présents des entreprises dites juives. Deux positions émergent: ceux qui souhaitent la liquidation totale des entreprises juives et ceux qui s’interrogent. Les premiers, les plus nombreux, font état de leurs arguments: «Il faut entendre par maisons israélites, méthodes malhonnêtes […] ces maisons ont nui à la production à cause de produits camelotés […] responsable de la faillite du goût français […] il faut rejeter le faux luxe et remettre en valeur le rustique et les styles régionaux27.» Les seconds tentent de relativiser quelque peu les griefs en se plaçant davantage sur le terrain économique: «Des maisons quoique aryennes ont [elles aussi] recours au système des remises fallacieuses […] et les grands magasins imposent des prix dérisoires […] [un dernier se demande] si la suppression n’est pas contraire aux intérêts économiques car la publicité augmente la consommation et l’on risque de supprimer un débouché pour certains producteurs28.» In fine, le groupement émet un avis visant à assainir la profession, en réclamant la liquidation des deux firmes emblématiques, Lévitan et Galeries Barbès, mais en indiquant que sont condamnées les méthodes et non les maisons. Le secrétaire de séance conclut la réunion en affirmant que «telle race […] [n’est pas jugée, seuls] les procédés malhonnêtes29» le sont.
35Dans la foulée de cette réunion, le responsable des affaires juives au sein du COIB, Edmond Vérot, rencontre directement Robert Miocque pour l’informer que le CO souhaite la liquidation des Établissements Lévitan. L’AP rejette donc la proposition du groupe d’acheteurs réunissant Gouffe, Duffy et Rollin au prétexte d’une collusion avec Lévitan et en raison de leurs attaches «avec les milieux judéo-maçonniques30». Dans une perspective davantage professionnelle, il ajoute que «les méthodes commerciales et les raisons d’existence de cette entreprise, intrinsèquement israélite, sont incompatibles avec les perspectives d’assainissement et de réorganisation du marché31».
36Le mois suivant, le président du groupe ameublement du COIB, Albert Ducrot, rédige un long rapport destiné aux services du CGQJ afin d’expliciter et de justifier les choix de la profession. Il fait mention d’une profonde inquiétude, apparue bien avant-guerre, et en soumet les principales causes: «La ruine de notre métier, autrefois si prospère, dit-il, était imputable aux méthodes commerciales dangereuses, plus exactement malhonnêtes, qui y avaient été introduites32.» Les conséquences sont présentées sous forme d’une rapide équation économique:
désorganisation → baisse de la qualité → perte de la réputation → exportations en baisse
Résumés en bloc [poursuit l’auteur du rapport] les résultats de vingt-cinq années d’exploitation des deux entreprises en question, dont les chefs étaient les instigateurs et les propagateurs de ces méthodes que la loi condamnait mais que la carence des pouvoirs publics tolérait pour satisfaire les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt national. Voilà comment Lévitan et les Galeries Barbès faisaient la conquête du marché français et créaient un climat anarchique au sein de la profession33.
37Il résume ensuite la liste des principaux griefs de la profession à l’encontre des deux firmes:
- des prix trop bas qui donnent une fausse idée de la valeur des produits;
- l’importance de leur puissance d’achats face à une industrie éclatée et artisanale;
- une publicité pernicieuse et mensongère;
- les exigences de fabrication et de prix bas aboutissent à une qualité médiocre;
- des remises trop généreusement accordées, voire frauduleuses;
- l’usurpation du titre de producteur;
- l’anonymat de la production;
- le racolage de la clientèle sous toutes ses formes.
38Il ajoute enfin:
Ces maisons ont eu beaucoup d’adeptes. Mais il s’agit d’entreprises de moyenne importance qui, après aryanisation, pourront se conformer aux nouvelles règles professionnelles. C’est pourquoi nous limitons notre demande à la résorption des deux grandes entreprises précitées, solution qui présentera l’avantage de ne pas troubler l’économie générale, tout en assainissant le marché. Inutile de laisser des capitaux aryens s’engager dans des entreprises condamnées à disparaître car la nouvelle organisation professionnelle ne leur permettrait pas de s’adapter en raison des frais généraux élevés. C’est l’ensemble de ces considérations qui nous fait demander aujourd’hui l’application des textes des ordonnances allemandes qui prévoient la résorption possible des entreprises israélites dont l’existence ne correspondrait pas à des besoins économiques certains. Nous considérons, du reste, que nulle affaire dans aucune profession ne mérite davantage cette sanction. Elle est attendue de toute la corporation qui fait confiance à ceux qui ont reçu la mission de rénover l’Ameublement et qui attend d’eux des actes34.
39À la suite ce long plaidoyer, le SCAP transmet la demande au ministère de la Production industrielle, rappelant que la réglementation prévoit uniquement la liquidation des entreprises non viables, alors qu’il n’est pas démontré «que ces entreprises ne restent pas viables dans une exploitation saine et honnête35». Le rédacteur, formulant quasiment une proposition, ajoute que les Galeries Barbès sont déjà aryanisées et qu’il lui paraît peu opportun et justifié de les liquider, en revanche aucune objection en ce qui concerne Lévitan, dont l’aryanisation ne lui semble pas sérieuse et sincère. La réponse du ministère est rapidement formulée: accord à la liquidation de Lévitan, «cette liquidation serait [d’ailleurs] bien vue de la plupart des industriels de l’ameublement qui ont eu souvent à se plaindre des méthodes commerciales malsaines employées par cette firme36» et l’administration demande qu’un rapport complémentaire lui soit fourni pour ce qui concerne les Galeries Barbès.
40On pourrait croire le processus quasiment terminé, mais des perceptions et des approches différentes, selon les services et les acteurs concernés, débouchent sur une longue période de décisions et d’indécisions, d’arguments et de contre-arguments, de rapports et de réunions pour aboutir infine à deux destins différents.
41Cette attitude de la corporation du bois n’est pas un phénomène isolé. Il s’inscrit dans une dynamique économique et sociale dont les fondations sont à rechercher dans l’entre-deux-guerres et que l’on rencontre également dans d’autres secteurs d’activité37.
42Le chemin commun suivi, ou plus exactement subi, par les deux entreprises jusqu’à présent se scinde en deux directions opposées. Les Établissements Lévitan font l’objet d’une liquidation, alors que les Galeries Barbès réussissent à l’éviter et à maintenir une petite activité commerciale, réduite et discontinue.
La liquidation des Établissements Lévitan
43La liquidation de la société Lévitan, on l’a vu, est très précocement appliquée. Elle semble également faire l’unanimité parmi les intervenants: services allemands, professionnels du meuble, ministère de la Production industrielle et CGQJ. Décidée d’un commun accord le 22septembre 1941 et acceptée par le MBF le 11novembre de la même année, la liquidation, «c’est donc la disparition totale [de l’entreprise] par démembrement des éléments d’actif38». La tâche qui incombe désormais à l’AP consiste à:
- résilier et céder les baux commerciaux;
- vendre le stock de marchandises;
- se défaire du mobilier et matériel;
- effectuer la radiation de la patente et au registre du commerce;
- transférer les fonds à la Caisse des dépôts et consignations.
44Afin d’assurer en toute légalité les opérations et en conformité avec le droit français, l’AP est nommé liquidateur par le tribunal de commerce de la Seine, le 27janvier 1942. Il entreprend dès lors la vente du stock «à la clientèle particulière» à des prix normaux «susceptibles de ne pas léser les intérêts des négociants en meubles des boulevards Barbès et Magenta»39. Dès que la décision a été prise de liquider la société, les fournisseurs en ont été informés, et le choix leur a été laissé de livrer ou de supprimer les commandes passées précédemment. Sur les 15millions de francs de commandes en cours, les deux tiers ont été livrés et 5millions résiliés. Les ventes mensuelles, pour un total supérieur à 30millions de francs, se déclinent comme suit:
Tableau 27. Vente des stocks Lévitan
Décembre 1941 | 3315406francs |
Janvier 1942 | 3707548francs |
Février 1942 | 1934546francs |
Mars 1942 | 3277052francs |
Avril 1942 | 4181056francs |
Mai 1942 | 3452487francs |
Juin 1942 | 1981219francs |
Juillet 1942 | 2444870francs |
Août 1942 | 1406381francs |
Septembre 1942 | 2488024francs |
Octobre 1942 | 2685464francs |
45À cette date, le stock théorique de marchandises s’élève encore à plus de 11millions de francs, en raison notamment d’achats et de livraisons effectués entre décembre1941 et mars1942, pour plus de 8millions. À la fin de l’année1942, soit près d’un an après la décision de liquidation, et malgré les 30millions de francs de ventes réalisées dans l’année écoulée, l’administration trouve le processus de liquidation trop lent, craignant que cela puisse durer encore plusieurs mois. Pour hâter la liquidation, Edmond Vérot propose de répartir le stock de marchandises entre les principaux négociants de l’ameublement. L’inventaire effectué à cette date aboutit à un total de 11893113francs, et présente une répartition par magasins, tout à fait intéressante, en ce qu’elle nous permet de mesurer plus ou moins le degré d’attirance ou d’importance de telle ou telle boutique. La ventilation est déclinée de la manière suivante:
Tableau 28. Répartition des stocks Lévitan par magasins
63 boulevard de Magenta | 224455francs |
55 boulevard de Magenta | 335563francs |
57/59 boulevard de Magenta – décoration | 1510573francs |
Passage Dubail | 475835francs |
Rue du Terrage | 810562francs |
85 Faubourg-Saint-Martin (rez-de-chaussée) | 835346francs |
do(1er étage) | 1398338francs |
do(2e étage) | 1332557francs |
d (3e étage) | 1517323francs |
do (4e étage) | 922427francs |
do (quai) | 380126francs |
do (1er sous-sol) | 133747francs |
do (2e sous-sol) | 128040francs |
2 boulevard Barbès | 293581francs |
49 boulevard Barbès | 578762francs |
Rue Belliard | 1015878francs |
46Le service des industries du bois du ministère de la Production industrielle émet un avis favorable à la proposition de Vérot et demande que le programme suive scrupuleusement quatre critères40:
- soumettre pour accord un projet de répartition, avant le 5décembre;
- cesser toute vente aux particuliers le 25décembre;
- effectuer un inventaire rigoureux des stocks au 1erjanvier;
- aviser l’AP pour qu’il active les ventes.
47Au fond, ces exigences et l’insertion d’échéances rapprochées visent bel et bien à accélérer le processus de liquidation que l’on estime trop long. On est presque dans une forme de rappel à l’ordre de l’AP, sinon accusé du moins soupçonné de tergiversations. Manifestement cet avertissement semble porter ses fruits car, dès le début 1943, les services du SCAP, faisant état de la situation à leurs homologues allemands, indiquent que le stock de marchandises a été épuisé selon des ventes échelonnées de la manière suivante:
Tableau 29. Ventes Lévitan 1942-1943
Ventes au 23décembre 1942 | 410791francs |
Ventes au 28décembre 1942 | 5082665francs |
Ventes au 14janvier 1943 | 5182074francs |
48En réalité, une grande partie des marchandises ont été achetées par un consortium de négociants allemands, qui s’en est porté acquéreur pour près de 11millions de francs. De telle sorte qu’effectivement les magasins sont fermés au public le 15janvier 1943, permettant à l’AP de poursuivre les opérations de cession des mobiliers et matériels. On ajoute, néanmoins, «que pour livrer les mobiliers vendus, tant aux clients particuliers qu’à la commission allemande de négociants, il faudra compter encore environ deux mois41», et que les délais seront fonction des capacités et moyens d’emballage et de transport. Les livraisons en Allemagne, vers plusieurs destinations, suscitent encore un allongement des délais, c’est en tout cas l’argument invoqué par l’AP pour expliquer, en mai1943, ses difficultés à les terminer. En octobre de la même année, il indique avoir livré pour 7,3millions de francs, mais qu’il reste encore 5,2millions de francs de marchandises.
49Ces retards de livraison, qui peuvent s’expliquer par les difficultés de transport, n’empêchent nullement l’AP de poursuivre et de mener sa mission à terme. De son côté, le GNA, par la voix de son président et du chef du bureau des affaires juives, semble satisfait du déroulement des opérations, mais souhaite pérenniser complètement la liquidation. Les membres du GNA prennent acte de la disparition de Lévitan: «Cette entreprise, écrivent-ils, sur la demande de la corporation a été liquidée et fermée. Son œuvre néfaste dans le passé a donc été supprimée, et nous désirons que dans l’avenir elle ne puisse recommencer42.» Pour ce faire, les deux hommes réclament, dans les actes de ventes, l’inclusion d’une clause qui interdit l’installation d’un commerce d’ameublement. L’ajout de ce codicille figure dès lors dans les actes de cessions des biens immobiliers.
50Pourtant, de son côté Wolf Lévitan, depuis Cannes où il s’est réfugié, n’est pas resté inactif et tente de préserver l’existence de la société qu’il a créée trente ans plus tôt. En mars1942, il demande à rencontrer personnellement Xavier Vallat. Le commissaire général aux questions juives le reçoit à Vichy le 24mars 1942 (voir télégramme ci-après).
51À l’issue de cet entretien et le jour même, Wolf rédige une note de quatre pages destinée à Xavier Vallat, «pour bien préciser les idées que je suis venu vous exposer au cours de l’audience que vous avez bien voulu m’accorder43». Le plaidoyer ne vise pas à obtenir une dérogation adhominem mais «à démontrer que la liquidation préconisée, et même déjà commencée, constitue une erreur [et] porte atteinte aux intérêts purement français». Reprenant les principaux griefs, l’argumentaire se déploie en six directions: l’inutilité économique, l’influence juive, une organisation défectueuse, une base financière douteuse, le rapport à l’industrie du meuble, la qualité des produits.
52Concernant le premier point, Wolf Lévitan se contente de donner trois chiffres:
–Chiffre d’affaires annuel: a atteint et même dépassé 60millions de francs.
–Employés et ouvriers directement occupés: 250 et indirectement, par l’importance des commandes passées aux fournisseurs: plusieurs milliers.
–Impôts et charges fiscales: des millions versés annuellement au fisc.
53Au sujet de l’influence juive, il affirme que son action vise à «empêcher sa disparition» et non à «maintenir cette affaire comme affaire juive». Il ajoute qu’il y avait «peu de juifs» par rapport au nombre total des employés et que son «entreprise se préoccupait uniquement de la capacité et des aptitudes, pas d’autres choses».
54Les critiques concernant l’organisation et la trésorerie lui apparaissent sans fondement:
L’organisation intérieure – importance et disposition des locaux, système de vente et diffusion – on peut affirmer sans crainte qu’il n’existe pas de pareille en France, et on peut dire dans toute l’Europe, quant à son importance et à sa présentation rationnelle. Il faut ajouter que ce souci d’organisation et de perfectionnement s’étendait non seulement aux questions commerciales, mais encore aux problèmes sociaux. Les Établissements Lévitan ont créé un système d’assurances et de secours pour leur personnel, employés et ouvriers, qui fonctionne d’une manière particulièrement heureuse.
55Quant aux relations avec les banques, il suffit de se renseigner auprès de la Société générale et de la BNCI qui, écrit-il, confirmeront le montant des disponibilités en compte.
56On s’autorise à citer inextenso le mémorandum pour ce qui se rapporte aux liens avec l’industrie du meuble et la qualité des marchandises, car il exprime le point de vue d’un des acteurs majeurs de cette révolution commerciale. L’influence défavorable exercée par la société Lévitan ne peut être soutenue, car, dit-il,
quand on parle des Établissements Lévitan, on ne veut voir que le nom, avec sa consonance juive. On veut oublier que, par leur formule nouvelle de fabrication, d’appel au public, de facilités de crédit, les Établissements Lévitan marquent une époque dans l’industrie du meuble français. Tout homme non prévenu de la corporation sait et dira qu’avant l’œuvre de véritables pionniers des Établissements Lévitan, il n’existait dans le public aucun besoin pour le meuble renouvelé. Les meubles se transmettaient de père en fils, ne se renouvelaient pas, ne s’échangeaient pas. On se souciait fort peu qu’ils soient esthétiquement en rapport avec la disposition, la décoration générale du foyer.
Il a fallu le travail inlassable et acharné des fondateurs des Établissements Lévitan, leurs sacrifices financiers énormes, pour faire naître dans le grand public ce besoin, ce goût du beau meuble, adapté aux progrès généraux de la construction et de la décoration du foyer. Il a fallu toute leur ingéniosité, leur esprit constamment à l’affût de nouvelles méthodes de fabrication, leur organisation de crédit, enfin leur publicité heureuse, pour maintenir et développer ce besoin et ce goût inculqués au public. De tout cela, la corporation du meuble français a largement profité.
Les Établissements Lévitan, certes, vendent des mobiliers bon marché, pour des bourses modestes, mais ils vendent aussi des mobiliers d’une valeur atteignant cent mille francs. Leur réputation est mondiale. Ils exportaient avant la Guerre des meubles dans différents pays; en Égypte seule, leur chiffre d’affaires croissant a nécessité la création d’une succursale auCaire, le public ayant été précisément séduit par la facture élégante et la bonne qualité des meubles de la firme. Certes, on veut attribuer cette réussite à la formule de publicité des établissements qu’on critique. Mais, quel fabricant de meubles, en France et même à l’étranger, ne s’en est pas inspiré, ou tout bonnement ne l’a pas imitée? Puis, une publicité, si bien faite, si alléchante qu’elle soit, ne suffit pas à elle seule pour entraîner la réussite, si elle ne vient pas simplement mettre en relief ce qui existe en réalité: la bonne qualité, le bon goût, le prix avantageux.
57Et Wolf Lévitan de conclure fort lucidement qu’il n’y a «aucune raison […] qui puisse expliquer l’avis de destruction totale émanant des Chambres syndicales [hormis] l’occasion […] de mettre à mort un concurrent dont on voulait se débarrasser». On ignore si Xavier Vallat intervient à la suite de cet échange, sur le courrier reçu, on peut lire simplement «dossier à établir», mais il est fort probable, au regard des dates, qu’aucune action n’est entreprise. En effet, quelques jours plus tôt, le 19mars, il avait été informé par le chef du gouvernement, l’amiral Darlan, de son prochain remplacement, Darquier de Pellepoix prenant officiellement ses fonctions le 5mai 194244.
Les destins multiples des immeubles Lévitan
58Il faut s’arrêter, quelques instants, sur le devenir des biens immobiliers de la société et de Wolf Lévitan. Au même titre que les entreprises, les immeubles et droits aux baux sont cédés ou mis en vente selon les procédures édictées par le CGQJ. Prenons, pour commencer, l’exemple de l’immeuble situé à l’angle du boulevard de Magenta et de la rue du Faubourg-Saint-Martin. Acheté en 1929 par Wolf Lévitan, il s’agit, édifié sur un terrain de 197mètres carrés, d’un immeuble de sept étages de construction ancienne – vers 1870 – mais en bon état. Bâti en pierres de taille, doté d’un ascenseur, décoré avec sculptures style LouisXVI, agrémenté de balcons avec mutules aux deuxième et cinquième étages, le rez-de-chaussée et l’entresol de l’immeuble sont affectés au magasin de meubles, alors que six appartements et quatre chambres de bonne, situées au septième étage, sont destinés à la location. Le calcul qui permet d’établir la valeur du bien résulte d’une double opération. L’architecte définit d’abord la valeur technique de l’immeuble en fonction de critères propres à sa profession: mesures précises, qualité du bâti, état d’entretien, agencements, matériaux utilisés et montant des ventes similaires réalisées dans le quartier. Pour l’immeuble qui nous occupe, elle atteint la somme de 2084450francs. Dans un deuxième temps, on estime la valeur de placement de l’immeuble en s’appuyant sur le montant des loyers perçus en 1938, et réévalués, et en affectant un taux de capitalisation de l’ordre de 8%. On aboutit à l’équation suivante: 75000× 100÷ 8 = 933000francs. La valeur vénale finalement adoptée consiste à additionner la valeur technique et la valeur de placement, le total divisé par deux, soit 1510000francs.
59Mais calculer un prix ne suffit pas, encore faut-il vendre le bien. Certains se manifestent directement auprès de l’AP, à l’image du Crédit commercial de France qui annonce que l’immeuble en question est «susceptible de [les] intéresser pour y transporter éventuellement les services de l’agence actuellement installée 53 boulevard de Magenta45». Il n’est vraisemblablement pas donné suite à une vente de gré à gré car, dès le 19janvier 1943, le CGQJ engage la vente de l’immeuble sous forme d’adjudication. La première vente aux enchères intervient en avril1943 mais ne trouve pas preneur en raison d’une mise à prix de 1,8million de francs, sans doute trop élevée. Une deuxième, qui se tient trois mois plus tard, avec un prix proposé à la baisse, 1440000francs, connaît le même destin. Enfin, une troisième adjudication, prévue pour le 14mars 1944, fait l’objet d’une campagne de publicité afin d’attirer les candidats. Des affiches placardées et des annonces parues dans LePetit Parisien occasionnent un coût de plus de 3000francs (voir affiche ci-après). Il est vrai que cette fois le prix paraît particulièrement attractif: 720000francs, soit 50% de la valeur vénale. On comprend mieux cet important rabais au regard de la date. Un candidat, la Société civile immobilière de placement, représenté par M.Bazire, offre 721000francs. Elle est peut-être le seul enchérisseur, au regard du montant proposé, et parce que l’achat est accepté directement par la section VB du CGQJ, le 23juin 1944. On pourrait croire qu’au regard de la date, l’affaire s’arrête là, mais, le 9août 1944, le représentant de la société immobilière demande à venir rapidement signer l’acte de cession dans les locaux du CGQJ. À dix jours de l’insurrection parisienne, on s’aperçoit que les priorités de quelques-uns visent bel et bien à accélérer le processus de manière à rendre irréversible, pense-t-on, les opérations d’aryanisation.
60De la même manière, le majestueux bâtiment de 1400mètres carrés situé au 85-87 de la rue du Faubourg-Saint-Martin subit les mêmes démarches. Bâti en 1900, moderne, il concentre l’ensemble des activités du commerce Lévitan, l’expert, qui considère que «l’architecture de la façade […] rappelle celle de l’École navale de Brest ou la Caserne des pompiers du boulevard HenriIV46», estime la valeur de l’immeuble, calculée selon les mêmes critères que pour le 55 boulevard de Magenta, à 4360000francs, matériels et agencements en sus. Après deux tentatives de vente par adjudication sans succès, au printemps 1943, le CGQJ accorde l’immeuble, par vente directe, à la Compagnie française des produits Liebig, pour le prix de 3millions. Bien que devenue propriétaire – actes notariés du 11août et homologation du 23novembre 1943 –, la société Liebig ne peut l’occuper, l’immeuble ayant été réquisitionné par les Allemands en juillet1943, pour en faire un camp de triage des biens pillés47. Sans entrer dans le détail de toutes les opérations, qui se répètent de manière identique, les cessions se poursuivent pour plusieurs des biens immobiliers:
- 49 boulevard Barbès au profit d’un industriel, M.Fremond, le dirigeant du Comptoir d’habillement, une usine textile située rue de Belleville;
- le terrain et la construction du 67 rue Belliard sont vendus à un ingénieur, M.Bourgeois, prisonnier de guerre en Allemagne, c’est sa femme qui le représente, le terrain contigu situé au 65 subit le même sort;
- le 107 boulevard de Magenta – le magasin fondé par Jack Marcus à l’enseigne du Palais de l’ameublement – avait été cédé directement par Wolf en octobre1940 au profit de MM.Sordoillet et Gaessler. Cette cession est toutefois vérifiée et contrôlée par l’AP qui considère que la vente est sincère car, dit-il, elle «semble faire partie d’un plan de centralisation que poursuivait la société Lévitan avant la déclaration de guerre; on constate en effet qu’elle a vendu successivement les succursales de Lille, de Marseille, de Rouen, puis le magasin sis au 154 boulevard de Magenta et enfin le 107 boulevard de Magenta tandis qu’elle augmentait parallèlement ses magasins du 55 au 63 boulevard de Magenta48», ainsi que rue du Faubourg-Saint-Martin et sur les Champs-Élysées.
61Aux cessions d’actif s’ajoutent la résiliation et la vente des baux commerciaux. L’exemple le plus connu est celui relaté par Gérard Garouste: «Mon grand-père était dans le meuble. Je ne veux rien avoir affaire avec ça49», écrit-il, ajoutant qu’après résiliation des baux Lévitan par l’AP en janvier1943, les numéros 97 et 99 de la rue du Faubourg-Saint-Martin ont été loués à son grand-père. Le jugement du tribunal civil de la Seine du 25juin 1945 confirme bien ce fait et condamne aux dépens la SARL Garouste avec obligation de «vider les locaux litigieux et les rendre libres faute de quoi ils pourront être contraints par la force publique50». D’autres résiliations et cessions de baux interviennent, à l’image du 74 Champs-Élysées au bénéfice de l’hôtel Claridge ou du numéro2 du boulevard Barbès, le magasin fondé par Nathan Lévitan au carrefour Barbès-Rochechouart, qui est cédé à un certain M.Cros, propriétaire du café Rousseau, «le café chic de Montmartre51».
62Il reste, enfin, les biens et sociétés immobilières non vendus, permettant la réappropriation rapide dès le retour de Wolf Lévitan, mais qui connaissent, malgré tout, le même processus d’exclusion. C’est le cas des sociétés Bertana et Wolmar qui font l’objet d’une évaluation et d’une mise en vente qui n’aboutit pas. Malgré des propositions émises par un architecte pour le compte d’un groupe de clients et de la Compagnie des messageries maritimes intéressés par les immeubles situés rue de la Faisanderie, la vente ne s’effectue pas, peut-être en raison du prix demandé – 20millions de francs – ou, selon l’architecte qui se retire, des délais trop longs. Le même argument est invoqué au sujet de la mise en vente de l’immeuble érigé 10 boulevard Barbès, la longueur des procédures semble décourager les acquéreurs, hormis la société d’études immobilières LeToit qui, le 4juillet 1944, se propose d’acquérir les titres de la société Bertana pour 16millions, en réclamant «un délai très court52» d’homologation. Outre la rapidité exigée, le prix proposé paraît relativement bas pour une société qui possède deux immeubles rue de la Faisanderie et un à l’entrée du boulevard Barbès, lesquels figurent à l’actif du bilan pour 22millions de francs. Quoi qu’il en soit, au regard de la date, cette demande ne débouche sur aucune opération.
63Les immeubles alignés boulevard de Magenta, les numéros 57, 59 et 63 – le 61, loué, appartient à un tiers – relèvent du même cas de figure: nomination d’un AP, mission d’un architecte, évaluation de la valeur, mise en vente, annonce des adjudications. On peut remarquer que la recherche d’acquéreurs représente un coût non négligeable imputable à la charge de l’entreprise. C’est ainsi que la vente du 59 boulevard de Magenta nécessite l’impression de 500affiches et l’insertion d’annonces dans la presse pour un coût de 32500francs53. Malgré cet effort de diffusion, les soumissions et les adjudications s’avèrent infructueuses. Après l’immeuble Lévitan situé 85 et 87 rue du Faubourg-Saint-Martin et à proximité, les autorités allemandes réquisitionnent également les immeubles 55 à 61 boulevard de Magenta, le 2février 1944. On ignore quel usage leur en est donné. Cette réquisition semble séparée de celle de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger ne mentionnent pas les immeubles situés boulevard de Magenta dans leur ouvrage sur les camps parisiens. Quelques mois plus tôt, en janvier1942, un courrier émanant du Comité national des amis des travailleurs français en Allemagne avait été adressé à Robert Miocque. Le comité s’intéresse alors de près aux immeubles Lévitan, il envisage, écrit-il,
la création d’un centre d’accueil et d’hébergement à proximité de la gare de l’Est (salles de lecture, de restaurant…).
Les locaux actuellement occupés par les Établissements Lévitan conviendraient particulièrement, tant ceux qui se trouvent dans les immeubles en façade sur le boulevard de Magenta, que l’immeuble sis au 85 rue du Faubourg-Saint-Martin.
Je n’ignore pas qu’il existe encore sur place du matériel, mais il semble qu’il serait possible de grouper le mobilier restant dans ou plusieurs locaux et de mettre de suite à notre disposition des locaux suffisamment vastes pour débuter54.
64Faut-il voir une relation entre ce courrier et la réquisition de janvier1944? Ou est-ce la proximité avec la gare de l’Est qui intéresse particulièrement les Allemands? On n’a trouvé aucune trace du destin, ou de l’usage, qui est fait de ces immeubles au cours des six mois qui s’écoulent entre la réquisition (février1944) et la libération de Paris.
Le sauvetage des Galeries Barbès
65En janvier1942, on le rappelle, le MPI avait demandé à l’AP de surseoir aux opérations, le temps d’étudier plus à fond les dossiers Lévitan et Galeries Barbès. Moins d’un mois plus tard, en accord avec le COIB, le ministère fait connaître son avis au CGQJ: liquidation des deux entreprises. Cette décision est longuement expliquée et motivée en six points dans un courrier daté du 12février 1942.
La controverse AP/COIB
66Le premier argument, déjà évoqué et aperçu à l’encontre de Lévitan, concerne «le marché du meuble [qui] était, avant la guerre, profondément troublé par les agissements des deux maisons55», les griefs étant les mêmes que ceux déjà énumérés contre la gestion de la firme Lévitan.
67La publicité intensive, la qualité médiocre, le racolage de la clientèle, les remises frauduleuses et l’usurpation de la qualité de producteur «se rencontrent dans bien d’autres maisons juives étrangères à la profession, et l’on pouvait se demander si elles étaient inhérentes à la forme de ces entreprises ou s’il n’était pas possible, avec une nouvelle direction, de faire de ces deux établissements, des affaires saines» s’interroge le ministère. Développant son deuxième argument, et en accord avec les représentants de la profession, il constate qu’en France,
les entreprises de cette envergure ne sont pas viables, du fait de leurs frais généraux excessifs […] [50% à 55% du chiffre d’affaires, qui] dépassent ceux des grands magasins dont les rayons d’ameublement sont déficitaires et ne doivent leur maintien qu’au souci de donner satisfaction à tous les désirs de leur clientèle. Des maisons comme les Galeries Barbès et Lévitan peuvent sans doute, dans les circonstances actuelles de pénurie, réaliser des bénéfices
68mais en période normale, elles ne peuvent dégager un profit suffisant qu’au détriment des relations avec les fournisseurs et avec la clientèle.
69Le troisième argument invoque le danger de contamination: «Il est juste de dire qu’au cours de ces dernières années, des commerçants aryens se sont laissés gagner par les méthodes commerciales des Galeries Barbès et de Lévitan. Il n’en est que plus nécessaire d’assainir la profession.» Cet assainissement ne pourrait être mené à terme «si les deux firmes les plus importantes et les plus marquées de ces tares, conservent leur existence».
70Un lien harmonieux et idéalisé, voire mythique, entre production et distribution et une forme de malthusianisme économique apparaissent comme le soubassement du quatrième argument. Parmi les mesures envisagées pour réformer la profession, écrit le rédacteur du rapport,
des organismes distributeurs de la taille des Galeries Barbès et de Lévitan n’ont plus leur place. Il y a intérêt à ce que les maisons d’ameublement fabriquent elles-mêmes une partie de leurs marchandises, et pour le surplus, s’adressent à des entreprises peu nombreuses dont elles seraient les clientes régulières. La réorganisation professionnelle suppose donc des établissements distributeurs à l’échelle des maisons productrices. Celles-ci sont, en France, d’importance faible ou moyenne. Une seule usine emploie 400ouvriers, ses concurrents n’en emploient guère qu’une cinquantaine, alors que des maisons comme Lévitan et les Galeries Barbès comptent en temps normal l’une 100 et l’autre 400employés.
71Le cinquième argument découle logiquement du quatrième et vise à prévenir tout effet d’aubaine pour telle ou telle firme. Il ne faut pas «laisser un monopole de fait à des entreprises comme LeBûcheron [mais] ce danger n’est pas à craindre [car] la profession compte plusieurs maisons dont le chiffre d’affaires s’échelonne entre celui des Galeries Barbès (74millions en 1938) et LeBûcheron (9millions en 1938)».
72Enfin, le dernier argument invoque la question sociale. On se veut rassurant en indiquant que «le risque de chômage ne paraît pas à craindre: la profession s’engage à reprendre les employés de Lévitan [et] il y aura lieu de demander les mêmes assurances pour le personnel des Galeries Barbès». On conclut en ajoutant qu’à l’issue d’une réunion avec les services allemands, ces derniers «se sont montrés favorables à cette manière de voir».
73Dans les semaines qui suivent, Georges Moreau, le nouveau président du conseil d’administration, se lance dans une campagne épistolaire pour contester les arguments développés par le MPI. Dès le 17février, il s’adresse directement à Bichelonne pour le convaincre du bien-fondé de ses objectifs. Rappelant que les Galeries Barbès n’étaient pas fabricant, il se propose, lui, «de changer complètement la structure de l’entreprise en l’intégrant dans les différentes usines de fabrication de meubles [qu’il] dirige […] [permettant] un abaissement considérable du prix de revient qui permettra aux Galeries Barbès de se tenir aisément dans la limite des taux de marque qui seront fixés56». Il insiste sur l’utilité économique de son projet qui rendrait possible la fabrication en grandes séries de meubles à bas coût, permettant de soulager la réinstallation des sinistrés et d’améliorer les logements ruraux et ouvriers. La fabrication de meubles «de grande qualité, de style, de luxe, hautement estimable […] est [selon lui] incompatible avec la production de masse57».
74Quelques jours plus tard, Georges Moreau et André Decaux mettent au point un plan de réponses étayées pour justifier et contester les principaux arguments avancés dans le rapport. Concernant la publicité, on souligne, chiffres à l’appui, les différences de gestion du budget publicitaire entre l’ancienne et la nouvelle équipe:
Tableau 30. Budgets publicitaires Galeries Barbès
1937 | 9276946francs |
1938 | 7681926francs |
1939 | 4830086francs |
1940 | 1048378francs |
1941 | 1779750francs |
1942 (prévision) | 900000francs |
75Réduite et axée sur la presse uniquement, on indique que la publicité est maintenue pour perpétuer la renommée de la raison sociale, mais se fait dorénavant «discrète58».
76Concernant les remises dites frauduleuses, on indique que le rabais de 5% consenti à certains clients est une mesure partagée par la presque totalité de la profession.
77La question de l’avilissement des prix et de la qualité est débattue en présentant, d’une certaine manière, un cours d’économie industrielle. Après la Première Guerre mondiale, face à la demande massive résultant des destructions, «les fabricants ont créé des mobiliers en série à un prix de revient modéré», certes éloignés des travaux d’ébénisterie, mais répondant à un besoin économique. Les producteurs restés sur le segment du travail d’ébénisterie, fabriquant presque à la demande, ont des prix de revient très importants et ne touchent qu’une clientèle réduite et privilégiée. En revanche, ceux qui produisent en série sont très recherchés par les consommateurs en raison justement d’un prix réduit et accessible. Cette distinction, meuble de qualité onéreux versus meuble bas de gamme bon marché, se retrouve également au rayon meuble des grands magasins. Poursuivant dans cette direction et pour développer cette démonstration, on s’appuie sur le modèle économique du secteur automobile. Cette répartition, ou opposition, entre les productions y est également présente et certains affirmaient que «les Rosengart, Renault, Peugeot, Citroën n’étaient pas des voitures comparées aux Hotchkiss, Panhard, Delage et Bugatti». Pourtant le succès des premiers, obtenu grâce à des prix bas, en fait des acteurs incontournables du secteur et on ajoute qu’il faut bien «admettre que l’ouvrier quel qu’il soit est en droit d’avoir avec le fruit de son travail un minimum de confort». Bref, on ne peut parler de la qualité sans la corréler au prix. La profession a certes besoin d’être organisée et elle peut ou doit l’être pour satisfaire tous les besoins: des maisons de qualité pour une clientèle fortunée et pour l’exportation et des établissements pour répondre aux besoins des classes moyennes et ouvrières. La liquidation des Galeries Barbès n’entraînera absolument pas les acheteurs vers les maisons du faubourg Saint-Antoine. «Pourquoi [enfin] admet-on les grands magasins à rayons multiples alors que l’on ne veut pas tolérer les grands magasins spécialisés!» s’insurge-t-on.
78L’étranglement des fournisseurs, par la puissance d’achat du groupe, est considéré comme un faux procès et, au contraire, on affirme que les fabricants ont suivi et accompagné la marche ascendante des affaires, et en ont bénéficié.
79La gestion précédente est éclairée, voire stigmatisée, pour mieux mettre en valeur les nouvelles règles. On y affirme qu’en 1938, 3millions avaient été alloués à la direction familiale sous forme d’émoluments, de frais de déplacements, de dépenses de vacances, de frais automobiles et de personnels privés, «que les dirigeants utilisaient les fonds de la société pour leurs besoins personnels et recouraient pour les affaires sociales aux avances bancaires payant d’énormes intérêts aux banques (2,4millions pour 1938)». Mais les nouvelles pratiques, conjuguées à la réduction drastique du budget publicitaire, conduisent à envisager une diminution des frais généraux, permettant d’afficher un taux de marque plus important et donc une meilleure rentabilité59. L’avenir se veut plus serein et le redressement financier en cours, tel qu’il est présenté, confirme bel et bien la viabilité de l’entreprise:
Tableau 31. Exigibilités des Galeries Barbès, 1940-1941
1940 | 1941 | |
Exigibilités à court terme | 6274000francs | 3556000francs |
Exigibilités à long terme | 8863000francs | 4293000francs |
Impayés | 5068000francs | 575000francs |
80On termine enfin en affirmant que la fermeture entraînerait directement et indirectement la mise au chômage de 2000 employés et ouvriers, chiffre sans doute surévalué au regard de l’effectif en poste à cette date et impossible à vérifier en ce qui concerne les fabricants et fournisseurs des Galeries Barbès. Et l’on conclut en indiquant que les transferts d’actions ont bien eu lieu, que les vendeurs en ont obtenu paiement, et que si la liquidation devait être confirmée, «la loi concernant les biens israélites serait donc injustement appliquée puisqu’elle favoriserait ces derniers au détriment des aryens».
81Ces argumentaires opposés et longuement détaillés relèvent de deux visions antinomiques de l’économie. On est presque confronté à un débat entre malthusiens (le COIB) et fordistes (Georges Moreau), entre les Anciens et les Modernes. Mais, à ce stade, le débat n’est pas tranché. Paradoxalement, le CGQJ n’est pas favorable à la liquidation et l’on assiste à une seconde étape de la lutte argumentaire entre, d’une part, le CGQJ et l’AP et, d’autre part, le MPI et le COIB et, au milieu, les Allemands que chacun essaie de rallier à sa cause.
L’opposition du CQQJ à la liquidation prônée par le MPI
82Ce n’est pas tant le principe de la liquidation elle-même qui gêne le CGQJ que le fait que la vente des titres soit déjà intervenue et que les acquéreurs se trouveraient lésés par cette opération. Pour cette administration qui tente par de nombreux moyens – y compris la publicité dans les camps de prisonniers – de susciter des vocations d’acquéreurs de biens juifs, une aryanisation qui aboutirait à pénaliser les acheteurs risque de rendre davantage difficile sa mission, voire sa légitimité. C’est la raison pour laquelle il demande au MPI de reconsidérer sa position, eu égard au destin des acheteurs. La Production industrielle répond rapidement au Commissariat aux questions juives que «cette situation ne [lui] était pas inconnue lorsqu[’il a] décidé de liquider les Galeries Barbès. Elle ne saurait changer [s]on opinion60». Et d’ajouter, donnant au CGQJ une leçon de fonctionnement administratif, qu’il «est évidemment regrettable pour les acquéreurs qu’ils aient payé les titres avant d’être certain que l’aryanisation soit homologuée par les autorités responsables; mais il serait vraiment trop facile d’obtenir une homologation s’il suffisait, pour passer outre aux décisions du Secrétariat au Commerce et à l’Industrie du ministère de la Production industrielle, de verser les fonds avant qu’il eut formulé son avis61».
83On distingue une forme de dépit coléreux à la réception de cette lettre sur laquelle on indique clairement, en rouge, «maintenir notre point de vue». Celui-ci se traduit par deux courriers envoyés aussitôt. Le premier, destiné au cabinet du commissaire général aux questions juives à Vichy, dans lequel on affirme «que les autorités d’occupation elles-mêmes sont très gênées pour motiver l’annulation de l’acte en question et c’est pourquoi il n’est pas donné suite, pour le moment, à la demande que Monsieur Bichelonne a formulée directement auprès d’elles de liquider les Galeries Barbès62». Le second courrier est adressé au MPI, à qui le rédacteur indique que l’avis du CO est arrivé trop tard et qu’aucune irrégularité n’a été commise, ajoutant qu’on ne voyait pas «pour quel motif j’annulerais cette vente sans tomber dans l’arbitraire, ce que nous ne pouvons accepter ni vous, ni moi63».
84Le 17avril 1942, une réunion est organisée entre le CGQJ, Fredet, le responsable des questions d’aryanisation auprès de Bichelonne, Georges Moreau et un représentant allemand. On y trouve la présentation des mêmes arguments que ceux développés précédemment, mais on y précise aussi les modalités envisagées qui permettraient de ne pas léser les acquéreurs. L’annulation de la vente, dit-on,
doit donc avoir pour conséquence le remboursement des fonds. Au cas où les vendeurs refuseraient de s’y prêter, il reste possible de faire l’opération d’office pour ceux dont les biens se trouvent en zone occupée et sont déjà pourvus d’un administrateur provisoire. Quant aux vendeurs résidant en zone libre, je vous serai obligé de bien vouloir nommer à titre conservatoire, un administrateur provisoire à leurs biens, en vertu des pouvoirs que vous confère la loi du 22juillet 1941. Vous trouverez, sous ce pli, la liste des vendeurs israélites qui avaient encaissé les fonds avant l’ordonnance allemande qui en prescrivait le blocage64.
85Le CGQJ n’apparaît pas convaincu. Dans sa réponse, il indique que la transaction, intervenue en mars1941, échappe à l’ordonnance relative au blocage des avoirs juifs datée du 28mai 1941. Comme l’ordonnance ne prévoit pas un effet rétroactif, il lui paraît impossible d’obtenir le remboursement des fonds. Il précise, par ailleurs, que l’AP, André Decaux, pourtant ex-président de la Confédération de l’ameublement, n’a jamais pu faire entendre sa voix lors des discussions au sein du COIB. Et de conclure: «Il ne s’agit pas d’assainir la profession mais d’éliminer un concurrent qui est cependant tout disposé à suivre les directives de la nouvelle organisation corporative65.»
86Passant outre la demande du MPI, le CGQJ dépose, auprès des autorités allemandes, en août1942, un rapport tendant à l’homologation de la vente. On y signale les réserves du COIB pour mieux les contester: «Le but de l’aryanisation est précisément d’assainir le marché et les objections formulées ne peuvent être retenues eu égard aux personnalités qui président la gestion de la nouvelle firme […] l’erreur fondamentale est de juger sur la gestion passée66.» Espérant terminer une affaire qui a duré trop longtemps et qui suscite autant de débats, la sectionVI du CGQJ conclut son rapport en insistant sur «l’étude approfondie du dossier [qui] a permis de constater que les griefs formulés sont injustifiés et ne résistent pas à un examen sérieux et impartial. La nouvelle société anonyme des Galeries Barbès est indiscutablement aryenne et viable, sa liquidation arbitraire léserait uniquement les intérêts aryens qui y sont actuellement engagés67». Dans la foulée, une note confidentielle est adressée au cabinet du commissaire aux questions juives. Elle fait état de certaines actions et rumeurs qui visent à déstabiliser l’AP dans un contexte où une coalition d’intérêts particuliers semble s’être formée dans le but de faire disparaître un concurrent gênant. «Par des manœuvres obliques, écrit-on, on a essayé d’abattre l’AP, M.Decaux, personnalité de premier plan qui a réalisé de main de maître l’aryanisation des Galeries Barbès, en s’en tenant scrupuleusement aux directives du Service de Contrôle68.» On trouve ainsi, dans le dossier, une note anonyme qui, selon «des renseignements dignes de foi», affirme que Decaux serait «en combinaison avec M.Horovitz et aurait l’intention de vendre [l’affaire] à une société dont il se ferait nommer directeur». Les instigateurs de cette campagne paraissent en partie avoir atteint leur but. À la suite d’une enquête diligentée par la police aux Questions juives, qui accuse l’AP d’avoir fourni des marchandises aux Galeries Barbès, pour 33616francs – il aurait dû en effet «s’abstenir de faire une telle opération, car il est toujours difficile d’être à la fois juge et partie» –, le rapport d’enquête réclame, en conséquence, la relève de l’administrateur provisoire.
87Pendant ce temps et de son côté, le ministère de la Production industrielle se renseigne sur les activités industrielles et financières de Georges Moreau. Les établissements qu’il dirige ont été fondés après le début du conflit, à l’automne 1939, pour alimenter le ministère de la Guerre en matériel (caisses à munitions, baraquements…), puis, après la défaite, pour le compte des Allemands (baraquements, tables, lits…). Les usines sont classées V-Betrieb, ce qui leur permet de bénéficier de quelques facilités en termes d’approvisionnement. Pendant la guerre, Georges Moreau s’agrandit et rachète successivement plusieurs affaires, toutes situées dans le département de l’Orne:
Tableau 32. Affaires appartenant à Georges Moreau
Novembre1939 | Entreprise de travaux publics Moinon | Nonant-le-Pin |
Janvier1940 | Scierie Delatranchette | Merlerault |
Février1940 | Fabrique de meubles L’Aiglonne | Laigle |
Octobre1941 | Entreprise travaux du bois Filleul | Laigle |
88Il exploite enfin, dans la région, plusieurs domaines forestiers lui permettant d’alimenter ses usines en matières premières (sapin, chêne, orme…) et envisage de créer une école d’apprentissage pour former la population locale aux travaux d’ébénisterie.
Les Allemands interviennent
89À la suite du dépôt du dossier d’homologation et face au blocage qui se poursuit entre les deux administrations françaises, les autorités allemandes sont invitées à trancher. Ces derniers prennent parti, dans un premier temps, pour le MPI. Le 14novembre 1942, le MBF informe le SCAP qu’il «a décidé la liquidation de l’entreprise […] [partageant] l’opinion du ministère de la Production industrielle69». L’AP s’en étonne directement auprès du docteur Stenger, chargé du groupe Déjudaïsation au sein du MBF, et répète que les actions ont été vendues, payées, «que le but recherché était d’écarter toute influence juive et non de supprimer des Maisons cent pour cent aryennes70». Il semble bien qu’en la circonstance le MBF ait approuvé la décision du MPI sans trop se pencher sur le dossier. En réponse à la lettre de l’AP, le MBF renvoie les Français à leurs propres contradictions en lui confirmant que la décision relève du MPI, qui en a décidé la liquidation pour des raisons professionnelles. Difficile dans ces conditions d’aller plus loin, la coalition des intérêts du COIB et du MPI, appuyée par les services allemands, s’impose face à l’axe CQGJ-AP-acquéreurs. Aussitôt, Georges Moreau émet des réserves sur la responsabilité de l’administrateur provisoire face à la situation actuelle. Il lui rappelle qu’il avait ordre de vendre la société et que la question de la liquidation ne se posait pas. Le mettant directement en cause, il écrit:
Vous n’ignorez pas l’injustice de cette décision qui lèse seuls les acquéreurs aryens alors que les Juifs ont reçu les fonds […] vous n’aviez donc qu’à bloquer les actions de propriétaires juifs et réaliser l’actif. En agissant ainsi, seuls ces derniers auraient supporté le préjudice de cette opération. Or, votre gestion a donné le résultat exactement contraire puisque les Juifs sont partis avec les fonds et qu’aujourd’hui seuls les aryens vont en supporter les conséquences71.
90L’AP tente une dernière manœuvre auprès des Allemands. Il peut effectivement vendre l’actif, mais il ne pourra obtenir la dissolution de la société. En effet, il est nécessaire, dit-il, de réunir une assemblée générale extraordinaire qui prononcerait et voterait l’acte de dissolution, or les actionnaires aryens la refuseront. Dans ce cas de figure, la société continuerait à exister en restant propriétaire des éléments non vendus.
91Le 5juillet 1943, un arrêté signé du conseiller d’État, secrétaire général du ministère de la Production industrielle, René Norguet, ordonne la liquidation des Galeries Barbès:
Article premier: en raison des restrictions apportées dans la consommation du bois, des combustibles, carburants et lubrifiants, les établissements ci-après cesseront provisoirement leur activité à dater du 15août 1943 […] Galeries Barbès, 55 boulevard Barbès, Paris […] article3: les différentes sections de l’Office central de répartition des produits industriels ou le Comité d’organisation des Industries du Bois sont chargés de prendre les décisions, notamment prescrire les déclarations relatives aux stocks72.
92En août de la même année, Georges Moreau soumet alors une ultime proposition. Il s’engage à se porter acquéreur des magasins parisiens (à l’exclusion du 55 boulevard Barbès) et des succursales de Toulouse, Bordeaux et Marseille. En revanche, il fermerait les autres succursales et magasins et changerait la raison sociale de l’entreprise. On ignore précisément s’il fait intervenir le docteur Altmann, chargé des industries du bois à l’hôtel Majestic, mais son nom apparaît dans une intervention faite auprès du MPI.
93Toujours est-il que, le 6décembre 1943, Henri Culmann, inspecteur des Finances chargé des organisations professionnelles à la Production industrielle, indique que «suite aux mesures de concentration dont la société anonyme des Galeries Barbès vient d’être l’objet, j’ai l’honneur de vous faire connaître que [le ministère] ne s’oppose plus aux cessions d’actions juives […] [effectuées] au profit d’acheteurs aryens entre le 8septembre 1940 et le 6mars 194173». Aussitôt l’AP redépose le dossier d’homologation auprès des autorités allemandes, le 18décembre, qui le valident, le 12janvier 1944. Assez curieusement, car tardivement, le MPI s’explique sur le retournement de situation alors que le dossier est homologué. Henri Culmann estime qu’il y a intérêt à assurer l’écoulement de la production grâce à un réseau commercial de qualité, car il redoute que «privés des possibilités de vente qu’offre la société des Galeries Barbès, les fabricants de meubles rencontrent […] de notables difficultés74». Mais, en réalité, la lettre a surtout vocation à soutenir et à affermir la position de Georges Moreau dans le groupe. Il demande, en effet, une augmentation de capital pour consolider Moreau, à défaut «il conviendrait de procéder à sa liquidation définitive75».
94L’augmentation de capital intervient très rapidement, dès le 17février 1944, par la tenue d’une assemblée générale extraordinaire. Le capital, qui s’élève alors à 8627000francs, est d’abord diminué de 2467000francs, par amortissement des pertes antérieures. Puis, dans la foulée, intervient une augmentation de capital de 5840000francs, par l’émission de 11680 titres de 500francs, dont 85% sont réservés aux membres du conseil d’administration, comme suit:
Tableau 33. Répartition des titres des Galeries Barbès en 1944
Georges Moreau | 6420 titres |
Armand Rousseau | 1264 titres |
Jacques Juhérian | 602 titres |
Jacques Giraudy | 1023 titres |
Édouard Thomas | 611 titres |
95À l’issue de cette assemblée générale, le capital des Galeries Barbès s’élève donc dorénavant à 12millions de francs, composé de 24000 actions de 500francs. Entre la souscription réservée et les achats de titres réalisés directement auprès des propriétaires entre l’automne 1940 et le printemps 1941, les membres du conseil d’administration totalisent à eux cinq plus des deux tiers du capital, et plus de 30% rien que pour Georges Moreau. La consolidation souhaitée par le ministère a bel et bien fonctionné comme il le souhaitait, six mois avant la libération du territoire.
Quels enseignements?
96Quelles leçons peut-on tirer de ces parcours subis pendant l’Occupation? À l’évidence, les deux établissements sont confrontés à la profession organisée qui, profitant des circonstances, souhaite la disparition des Galeries Barbès et de Lévitan. Nul besoin d’y revenir dans le détail, le vocabulaire et les arguments invoqués dans les courriers et rapports du COIB suffisent à le prouver amplement.
Les Anciens contre les Modernes
97On peut néanmoins s’interroger sur les raisons d’ordre économique et professionnel qui les motivent. Les relations parfois tumultueuses, voire les tensions, entre producteurs et vendeurs sont, depuis longtemps, assez communes à l’ensemble des métiers. Dans le cas de l’industrie du meuble, elles sont certainement accentuées par une confrontation directe entre les parties. En effet, dans de nombreuses activités, le négociant (ou grossiste) vient s’intercaler entre les fonctions productrices et distributrices. Certes, c’est une marge supplémentaire qui vient grever le prix de vente, mais la fonction d’intermédiaire, qui nécessite une bonne connaissance des circuits de vente et des contraintes productives, permet parfois d’éviter l’affrontement direct entre les fabricants et vendeurs. Sa présence peut aussi avoir pour conséquence d’être celui sur lequel tous les griefs vont pouvoir se porter. Or, dans le monde de l’ameublement, cette fonction intermédiaire ou médiatrice n’existe pas, laissant face à face producteurs et distributeurs. Cela ne signifie pas pour autant l’existence d’un monde parfaitement homogène, dans lequel les producteurs unanimes feraient front contre les vendeurs considérés en général. Il n’en demeure pas moins que ce circuit court, entre le producteur et le consommateur, procure au négoce ou commerce d’ameublement un rôle et une fonction majeurs. Il délivre également, aux maisons les plus puissantes, une force de négociation face à un système productif éclaté et composé de petits, voire de très petits, fabricants. C’est bien cette organisation de la profession qui explique d’abord les choix du comité d’organisation.
98Deuxième remarque, l’exemple ici décrit tend à souligner combien l’organisation de type corporatif, tant bien que mal mise en œuvre sous Vichy, n’est qu’une illusion. L’idée, développée depuis plusieurs décennies, que l’on tente d’instaurer à partir de l’été 1940, a pour but de réunir par familles de métiers, toutes les activités et les hiérarchies qui les composent. Le maréchal Pétain exprime cette idée dans un discours radiodiffusé du 11octobre 1940, dans lequel il promet «une révolution profonde d[e] notre appareil économique», qui doit aboutir à la création d’«organisations professionnelles [qui] traiteront de tout ce qui concerne le métier». Pour justifier cette nouvelle organisation, il met en avant les pratiques passées: «Sur le plan de la production et des échanges, apparence de libéralisme, mais, en fait, asservissement aux puissances d’argent76.» Mais l’harmonie espérée ou souhaitée de la nouvelle famille du meuble n’existe pas. On le constate dès l’origine lorsqu’est décidée la création d’un Comité d’organisation des industries du bois. Le Groupement national de l’ameublement réclame son propre CO, ne l’obtient guère, même si elle conserve une forme d’autonomie, toute relative, avec la création du 1ergroupe dédié à l’ameublement. Au fond, ce qui prime à l’intérieur de ces organismes, ce sont bel et bien les rapports de force entre les différents acteurs et les intérêts qu’ils représentent. Le premier rapport de force, au sein même du COIB, résulte de l’importance de chacun des groupes. À lui seul, le groupe ameublement totalise près des deux tiers du comité d’organisation, les trois autres groupes (menuiserie/charpenterie, travail mécanique du bois et commerce du bois) se partageant le tiers restant. Si les oppositions et les tensions apparaissent nuancées, feutrées, voire presque inaudibles, pendant l’Occupation, cette situation résulte d’un contexte politique qui ne prête guère à favoriser ou à épanouir la parole libre. Mais, à la Libération, la parole libérée, on assiste à une véritable explosion de griefs, de rancœurs, d’oppositions frontales, de dénonciations et de justifications des décisions et actions faites sous Vichy77.
99Les tensions rencontrées au sein de cet organisme apparaissent parfois comme une rivalité assez classique entre fabricants et négociants. Mais cet antagonisme n’est pourtant pas systématique. Ainsi, Georges Moreau, fabricant dans l’Orne, exprime un point de vue dans lequel des considérations économiques étayées tendent à souligner une complémentarité, quasi naturelle, entre production et distribution. Même s’il est lui-même engagé dans le rachat des Galeries Barbès, sa position est malgré tout partagée par d’autres. Au fond, la ligne de partage n’est peut-être pas tant celle entre fabricants/négociants qu’entre modernisateurs et traditionalistes. Le conflit séculaire entre Anciens et Modernes semble se jouer aussi dans la grande famille de l’ameublement. La valorisation des traditions, des usages et coutumes du passé, expression d’une grandeur menacée, voire perdue, débouche rapidement, à l’occasion de l’Occupation et du changement de régime politique, vers des formes d’une expression réactionnaire dans les domaines économiques et professionnels. À l’inverse de ce courant, les changements introduits dans les métiers du meuble sont la marque d’une vitalité qui regarde vers l’avenir davantage que vers le passé. Évidemment, cette rivalité de fond ne s’exprime qu’à travers quelques notions, devenant autant de clés d’entrée pour bien comprendre les enjeux de la profession.
100Parmi celles-ci, et en schématisant quelque peu, on peut limiter cet antagonisme à deux mots, présentés comme des maux: la publicité et la gestion. Certes, ce ne sont pas là les seuls griefs, mais ils sont les plus visibles, les plus audibles, ceux sur lesquels se concentrent les critiques les plus virulentes. La (mauvaise) publicité et la (mauvaise) gestion apparaissent véritablement comme le point focal, à partir d’elles rayonnent les autres critiques. La publicité, on l’a vu, est une pratique courante et partagée. Affiches et insertions dans la presse écrite apparaissent et se développent au cours du xixesiècle. La petite annonce joue encore un rôle important au lendemain de la Première Guerre mondiale, si l’on en croit Merry Bromberger qui explique le succès de Lévitan par l’annonce insérée dans le Journal des instituteurs. Bien évidemment l’innovation majeure dans ce domaine, on l’a déjà signalé, est le passage de la publicité muette à la publicité parlante. De leur côté, les Établissements Lévitan et les Galeries Barbès peuvent paraître comme les commerces ayant le plus utilisé ces méthodes. Outre cette modernité, pas encore considérée comme telle mais plutôt comme une forme dévoyée de réclame, c’est la concordance entre le caractère répétitif des annonces et le volume des budgets publicitaires qui pose problème pour les membres de la profession. L’importance des dépenses de publicité se lit dans les chiffres présentés: près de 100millions de francs aux Galeries Barbès pour les années1925-1938. À défaut de disposer d’archives comptables précises, on ignore la répartition de ce poste entre la presse écrite, la radio et, sans doute, l’édition de catalogues et la présence aux salons, qu’on pourrait inclure dans ce compte. Toujours est-il que, pour nombre de concurrents et pour les fabricants, ces sommes sont jugées trop importantes, voire démesurées. C’est alors la gestion malhonnête qui devient accusée. Outre qu’elles sont considérées alors comme «déloyales», ces dépenses publicitaires pèsent effectivement lourdement sur le niveau des frais généraux. Si on y ajoute le coût des ventes à crédit et les autres frais, on atteint un ratio frais généraux sur ventes de l’ordre de 50%, la publicité représentant un cinquième du total des frais. Cette gestion du chiffre, c’est-à-dire des volumes importants de ventes, d’achats, de frais, de clients, de ventes à crédit, aboutit à des bénéfices nets réduits. Par exemple, en 1938 les Galeries Barbès réalisent un ratio bénéfice net sur ventes d’à peine 0,14%. L’équation du comité d’organisation se veut l’expression limpide de cette forme de gestion: publicité massive → gestion risquée → baisse de la rentabilité =production camelotée par l’abaissement nécessaire des prix d’achat des produits.
101La publicité est ainsi considérée comme la responsable principale de tous les maux. La modernité de cette nouvelle méthode d’action commerciale suscite l’opprobre de ceux qui la méconnaissent, la rejettent ou l’ignorent.
102L’antagonisme entre les Anciens et les Modernes est aussi une opposition, voire une lutte, des petits contre les grands78. Il n’est pas improbable, par ailleurs, que se manifeste une rivalité entre grands, certains – c’est assez courant – mettant en avant les intérêts des petits pour mieux défendre leur propre position. Outre un système productif composé d’une multitude de petits entrepreneurs, la fonction distributive reste également assez proche de ce modèle économique. Il existe bel et bien d’un côté les rayons des grands magasins parisiens, les établissements Crespin-Dufayel (jusqu’à la fin des années1930), les grands magasins spécialisés, les Galeries Barbès et Lévitan et puis, de l’autre, toutes les innombrables petites boutiques de vente. Ces dernières, qui peuvent être uniquement détaillants ou – et c’est souvent le cas dans le faubourg Saint-Antoine – fabricants-vendeurs, ne disposent pas des moyens financiers leur permettant d’engager des campagnes publicitaires massives et de longue haleine. La publicité radiodiffusée reste l’apanage de ceux qui peuvent la financer. Vers 1929, l’un des premiers messages diffusés à la radio par Marcel Bleustein-Blanchet pour vanter les mérites des fourrures Brunswick avait coûté la somme de 4000francs. Mais l’efficacité du slogan publicitaire passe aussi, et peut-être surtout, par la répétition incessante du message. Il n’est évidemment pas possible d’en mesurer précisément la fréquence, mais selon l’enquête déjà citée par Merry Bromberger, elle révèle que le nom le plus connu des Français […] c’était le nom de Lévitan79». Anticiper les évolutions, c’est avoir raison avant les autres – ce qui est jugé déloyal en 1930 apparaît d’une consternante banalité aujourd’hui. Mais, lorsque les décisions et le risque pris par quelques-uns débouchent sur un succès rapide et d’ampleur, les performances obtenues, le triomphe, excitent les jalousies des uns et les convoitises des autres.
La question antisémite
103Il faut s’interroger, enfin, sur la place de l’antisémitisme dans la famille du meuble, telle qu’il semble s’exprimer dans les lettres et rapports du COIB. Est-ce une réalité, ancienne, récente, d’ampleur ou mesurée? Se poser la question d’un lien organique entre un ensemble économique et social hétéroclite, dispersé sur le territoire, ayant des options politiques, culturelles et intellectuelles certainement variées et l’expression d’une opinion peut relever d’un non-sens. L’antisémitisme dans la famille du meuble n’a guère plus de signification que de déclarer l’existence d’entreprises juives. Et le vocabulaire lui-même prête à confusion. La notion de famille, formant l’unité d’un système socio-économique, suppose des intérêts convergents et des modes de pensée identiques, une sorte d’habitus commun, comme disent les sociologues. Or, la famille n’est pas une entité parfaitement et systématiquement harmonieuse. Elle est aussi le lieu de confrontations, de domination, d’oppositions, d’intérêts divergents, voire de ruptures. L’image idéalisée dont on l’affuble sous Vichy n’est que l’expression d’un projet politique et social. L’antisémitisme ne relève évidemment pas de la génétique et il n’existe pas d’automaticité dans sa transmission et sa diffusion. Philosophiquement parlant, l’antisémitisme dans la famille du meuble – pour peu qu’elle existe – est une absurdité. On ne peut pourtant s’arrêter à ces considérations, sauf à estimer que l’histoire ne peut être comprise qu’à l’aune de l’individu, en dehors de tout cadre et contexte social, économique et culturel. Par ailleurs, la corporation du meuble utilise bel et bien ce type d’argumentaire pour justifier des choix et des décisions. Il convient dès lors de se demander ce qu’il recouvre, pourquoi, quand et comment il se manifeste.
104L’antisémitisme est une réalité ancienne et permanente, en France comme ailleurs80, même si, évidemment, les contextes nationaux en modifient les formes et l’intensité. La France bénéficie, depuis la Révolution et l’Empire, d’une image flatteuse auprès de la communauté juive. La monarchie de Juillet et la IIIeRépublique poursuivent dans cette voie et favorisent également des formes d’émancipation-intégration-assimilation. Bien sûr, ce mouvement n’est pas unanime et linéaire, et il suscite, en réaction, des oppositions fortes et nouvelles. L’antisémitisme d’inspiration socialiste (Fourier, Proudhon…) rejoint ainsi le vieil antijudaïsme chrétien. Pour la période qui nous occupe ici, des années 1880 à 1945, c’est à la fois la publication de LaFrance juive d’Édouard Drumont en 1886 et l’affaire Dreyfus qui renouvellent et réactivent l’antisémitisme81. On ignore ce que ressentent et comment réagissent Abraham Bleustein, Léon Gross et Jules Lévitan, qui ont connu l’antisémitisme russo-polonais et les pogroms. Marcel Bleustein-Blanchet nous fournit pourtant quelques rapides éléments dans ses mémoires. Ses parents, écrit-il, craignait un regain de haine à l’encontre de la communauté juive: «Ils avaient pleuré en voyant dans le supplément illustré du Petit Journal daté du 13janvier 1895, l’image terrible de la dégradation de Dreyfus82.» En raison de ses positions antidreyfusardes, ils avaient d’ailleurs abandonné ce journal pour se consacrer à la lecture du Petit Parisien. Mais, ajoute-t-il, «au bout du compte la justice avait eu le dernier mot. L’honneur de la France était sauf […] mes parents en parlaient avec émotion. Au pays de la liberté, la liberté avait fini par triompher83». On retrouve d’ailleurs cette même ferveur pour la France, terre d’accueil, et les valeurs qu’elle porte chez un proche des Bleustein, et fournisseur de Lévitan et des Galeries Barbès, Lazare Rachline84. La Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre semblent avoir éteint, ou du moins atténué, du moins dans un premier temps, la déraison antisémite85. Les notices relatives au meuble, insérées dans le volume sur L’Histoire de l’industrie et du commerce en France, détaillent de manière élogieuse le succès de Lévitan, des Galeries Barbès, d’Abraham Bleustein et d’Emmanuel Reischer86. Certes, ce type d’ouvrage n’a pas vocation à délivrer une opinion antisémite mais, outre la présence même des notices qui les concernent, le message reconnaît et souligne les caractères novateurs, ingénieux et bénéfiques de ces entrepreneurs pour l’ensemble de la profession et insiste dessus. Il est certain que la dimension laudative des textes ne saurait être représentative d’une vision globale de la profession et qu’elle en réduit peut-être l’expression commune. Il n’en demeure pas moins qu’elle reflète certainement, à un moment donné, une forme de vérité. Les années1910-1930 représentent sans doute, en France, une période d’accalmie sur le front de l’antisémitisme. Claude Marcus, né en 1924, rappelle n’avoir jamais constaté «tout au long de [s]on enfance et de [s]on adolescence […] à [s]on égard, de manifestations antisémites87».
105Les choses basculent pourtant dans les années1930. La crise économique, conjuguée à une immigration jugée importante, le climat délétère lié aux scandales politico-financiers, le renouveau de l’idéologie antisémite et raciale importée d’Allemagne et adaptée au modèle français participent d’un regain rapide et violent de l’antisémitisme sur le territoire national88. Pour d’autres, un antisémitisme enfoui ou larvé émerge ou ressurgit dès lors qu’une présence et une visibilité jugées trop importantes apparaissent. Dans le domaine politique, les figures bien connues de Léon Blum et de Georges Mandel en sont l’expression la plus marquante. Les activistes de l’antisémitisme ne se limitent pas au domaine politique et diffusent l’idée que les richesses du pays leur appartiennent aux deux tiers. Les banques, bien sûr, Rothschild, toujours et encore, Horace Finaly de la Banque de Paris et des Pays-Bas, auxquelles on peut ajouter Worms, Daniel-Dreyfus, Louis-Dreyfus, Lazard qui sont les plus fréquemment citées. Et puis, «certaines maisons bien connues, appartenant à des Juifs [sont] nommées, à titre d’exemples particulièrement significatifs89» dont, parmi d’autres, les Galeries Barbès et Lévitan. Parmi les arguments invoqués pour dénoncer les entreprises commerciales et leur succès, on mentionne la «différence considérable» qui sépare «la conception chrétienne du profit, lequel devait rester honnête et mesuré, et la conception judaïque» véritable «offensive commerciale quasi révolutionnaire»90. Si on y ajoute les propos de Marcel Bucard: «La radio envahie par les juifs serinera, sur un appareil juif vendu à crédit, les meilleures adresses juives et le cinéma, industrie nationale aux mains des Juifs, présentera aux entr’actes les plus alléchantes réclames de boutiques juives91», on obtient presque une présentation complète des méthodes dont on accuse les Galeries Barbès et Lévitan. Il est certain que ses propos ont rencontré un écho favorable auprès d’une partie des petits industriels et commerçants. Mais dans quelle proportion et avec quelles conséquences? À ce stade de la recherche et à défaut d’archives, il n’apparaît guère possible d’aller au-delà de cette supposition générale. Un ouvrage récent, rédigé par un membre de la profession, n’apporte aucun éclairage sur cette question92. Sans doute faut-il se contenter de supposer que le parcours suivi par la «famille du meuble» est sinon identique, du moins similaire ou proche de celui de l’antisémitisme de la «famille du cuir», décrit par Florent LeBot dans LaFabrique réactionnaire93.
106Un dernier élément à prendre en compte dans le rapport à l’antisémitisme concerne le destin divergent des deux firmes. Si la profession réclame avec la même intensité la liquidation des deux établissements, les Galeries Barbès y échappent en partie alors que Lévitan en est victime très rapidement. On peut certainement l’expliquer, en grande partie, par l’action de Georges Moreau et d’autres, mais peut-être aussi par la différence dans l’affichage ou la visibilité des noms. Les publicités concernant les Galeries Barbès peuvent apparaître comme neutres alors que la mise en avant du nom Lévitan souligne le caractère juif de son propriétaire et insiste involontairement dessus. Le changement de raison sociale opéré par Wolf Lévitan en octobre1940 semble en témoigner, même si cela ne modifie rien sur le fond du dossier. La firme est connue et reconnue sous le nom Lévitan et non pas sous celui de Paris-Mobiliers. Et, peut-être est-il possible, lors des ultimes décisions, que le nom ait joué un rôle dans le maintien de l’un et la disparition de l’autre.
La complexité des attitudes
107Que sait-on de l’action des hommes au cours de cette période? Comment comprendre leurs attitudes, leurs discours et quel sens leur donner? On ne peut s’arrêter, au cours de cette sombre période, à la lecture simple et directe des propos. Un régime d’occupation sévère et un gouvernement autoritaire conduisent parfois certains acteurs à adopter un double comportement et un double langage: montrer que l’on s’inscrit dans les nouvelles directives, tout en travaillant en sous-main pour le compte des propriétaires. Le cas des aryanisations fictives en est une bonne illustration. Décrypter ces attitudes ne peut se mener qu’à partir de la Libération, lorsque la parole redevenue libre s’émancipe des contraintes antérieures. On souhaite poser ces questions au regard des comportements d’une part des administrateurs provisoires et, d’autre part, de Georges Moreau
108Au sujet d’André Decaux, les renseignements sont extrêmement laconiques. On sait simplement qu’en 1946, la direction des Galeries Barbès indique, au service qui s’occupe de la restitution des biens spoliés, que 423180francs ont été versés à André Decaux au titre de ses émoluments pour toute la période de la guerre. Maurice Gross indique être rentré en possession de ses «biens et que les sommes perçues par M.Decaux, en remboursement de frais, sont relativement peu élevées. Il s’agissait de frais de déplacements dans nos succursales remboursés immédiatement sur présentation de justificatifs et nous n’avons aucune observation à formuler sur ce point94». Difficile d’en déduire davantage et il apparaît impossible de savoir si cet AP a participé directement à l’aryanisation de complaisance, s’il a pudiquement fermé les yeux ou s’il a été tenu éloigné des démarches mises au point entre Georges Moreau et la famille Gross. Au regard d’une petite expérience puisée au nombre d’affaires qu’il m’est arrivé de consulter sur cette question, on serait tenté d’émettre l’hypothèse qu’une aryanisation fictive qui passe inaperçue sous l’Occupation ne peut se réaliser sans, au minimum, la bienveillance de l’administrateur provisoire, mais nulle certitude pour le cas présent.
109Car, l’achat des titres réalisé par Georges Moreau, son poste de président du conseil d’administration, ses lettres au ministère de la Production industrielle, sa participation à l’augmentation de capital occultent une aryanisation de complaisance. Dès le retour des légitimes propriétaires, Georges Moreau conserve la présidence du conseil d’administration, témoignant d’une forme de reconnaissance. Pierre Poujol, le directeur général des Galeries Barbès, et un proche de la famille Gross depuis longtemps, confirme dans une audition datée du 22mars 1945, «qu’il connaît Georges Moreau depuis 192695». Il travaillait alors à la banque Daniel-Dreyfus et Cie, qui a garanti les augmentations de capital de 1926 et 1927. En décembre1941, en accord avec les anciens dirigeants, il a pris la présidence des Galeries Barbès, «qu’il a sauvé en s’opposant énergiquement aux multiples tentatives de liquidation des Allemands qui voulaient la faire disparaître». Soumis à un décret sur la concentration commerciale imposant la fermeture provisoire des magasins, «Georges Moreau s’est arrangé pour qu’aucun membre [du personnel] ne soit requis96», ajoute-t-il plus loin. Lucien Feldmann témoigne également qu’il connaît Georges Moreau depuis 1926. Il signe devant le juge la déclaration suivante:
La société des Galeries Barbès est une affaire de famille et tous les dirigeants étaient israélites. Au début de la guerre, mon beau-père est décédé et lors de l’arrivée des Allemands, mes beaux-frères se sont réfugiés en zone sud. Je fus arrêté et interné à Compiègne. Obligés de tout abandonner, nous demandâmes à M. Moreau de prendre la direction de notre affaire et de défendre nos intérêts contre les Allemands […] a réussi à préserver l’affaire qui ne fut fermée qu’en décembre1943 et a obtenu, dès septembre1944, par M. Lacoste [le nouveau ministre de la Production industrielle] la réouverture […] il a couru des risques importants, interrogé à plusieurs reprises par la Gestapo […] grâce à lui [notre affaire] ne fut pas saccagée par les Allemands mais conserva toute sa prospérité. [Resté] président du Conseil d’administration des Galeries Barbès […] je tiens à lui apporter mon témoignage le plus sincère d’estime et de reconnaissance97.
110Georges Moreau est entré à la banque Daniel-Dreyfus en 1919 et y travaille jusqu’à la déclaration de guerre de 1939, où il occupe alors le poste de directeur financier. Il avait pour fonction d’étudier les affaires que l’on proposait à la banque, moyennant une participation sur celles qui étaient retenues. À la déclaration de guerre, il se retire dans l’Orne, où, en 1926, il avait fait l’acquisition d’un haras, et investit dans des scieries et des usines de menuiserie. On ne détaillera pas ici les activités productives de ses usines avant et après la défaite, ni ses actions dans la Résistance, réelles et nombreuses. Georges Moreau est victime, pour d’obscures raisons personnelles et politiques locales, de dénonciations d’un agriculteur et d’un maire nommé sous Vichy, ce dernier ayant réussi à investir le Comité cantonal de Libération de Mortrée. L’enquête menée aboutit au classement sans suite du dossier, le 2juillet 1946. On voit bien, à travers ce cas, la complexité des attitudes qui, si l’on se contente des papiers rédigés sous l’Occupation, donnent à penser que le nouveau propriétaire profite de la législation antisémite pour s’enrichir, alors qu’il travaille bénévolement pour le compte des propriétaires légitimes.
111Reste le cas Robert Miocque, administrateur provisoire des Établissements Lévitan, des immeubles appartenant à Wolf et Adolphe Lévitan et de la société AuBûcheron, située rue de Rivoli. Dès son retour à Paris, Wolf Lévitan dépose plainte contre Robert Miocque qui est alors incarcéré à Drancy, puis à Fresnes, du 19octobre 1944 au 24février 1945. Cité devant la première chambre civique de la Seine, il est acquitté le 15octobre 1945, Wolf Lévitan ayant reconnu, à l’audience, «son erreur et déclaré qu’il n’avait porté plainte contre M.Miocque qu’à la suite de renseignements erronés qui lui avaient été fournis par des tiers98». Cette erreur est confirmée par un échange de courrier entre les avocats des parties respectives, maître Rappoport déclarant à son confrère: «je te confirme volontiers qu’après les communications faites et les explications données, je suis d’accord avec mon client pour reconnaître que ton client a agi sous la contrainte exercée sur lui par d’autres99». La plainte déposée vise alors uniquement le président du GNA en exercice sous l’Occupation, Albert Ducrot. Le dossier d’enquête semble témoigner également en faveur de l’ex AP, notamment la déposition de Paul Guillous:
J’étais et suis encore actuellement directeur général des Établissements Lévitan […] on ne peut rien reprocher dans la gestion [de Miocque, il] a fait ce qu’il a pu dans la liquidation du stock. Il a résisté le plus longtemps possible malgré les interventions et menaces […] il a reçu l’ordre de liquider […] et contraint de vendre le stock à des négociants allemands (ordre venu du Majestic par l’intermédiaire du CGQJ). Je n’ai rien constaté de spécial dans l’attitude de M.Miocque pendant l’occupation […] dans la vente des stocks, les Établissements Lévitan n’ont pas été spoliés puisque le prix de vente aux Allemands a été celui de détail. En tout cas, M.Miocque n’était pas l’auteur de la liquidation.
112D’autres témoins vont dans le même sens. Parmi eux, la déposition de MmeDelacotte, assistante sociale aux Établissements Lévitan et AuBûcheron, «engagée par M.Miocque pour créer dans ces deux établissements un service social qui n’existait pas, et que ce service a été organisé non seulement dans un esprit de complète indépendance à l’égard de l’Administration de Vichy, mais encore tout particulièrement dans l’intérêt des Israélites, des Résistants, des Réfractaires camouflés à l’usine100». Le dossier du Comité d’épuration contient aussi des précisions apportées par Robert Miocque. Il indique avoir nommé en qualité de directeur général l’homme de confiance de Lévitan, Paul Guillous – toujours en poste –, à la suite du départ de M.Darpeix, et avoir maintenu en fonction, MmeFranck, la secrétaire particulière de Lévitan. Enfin, Robert Miocque affirme avoir fait traîner la liquidation des marchandises et, «malgré les rappels et les mises en demeure», n’avoir jamais réuni l’assemblée générale extraordinaire appelée à prononcer la dissolution. Certes, le parcours suivi par Robert Miocque n’est pas à l’image de celui de Georges Moreau, voire d’André Decaux, et sans doute est-il difficile de caractériser précisément son attitude. Le fait de faire traîner les choses, comme il s’en vante, peut être aussi un moyen de continuer à percevoir des indemnités et des émoluments avantageux. Miocque rembourse en effet un peu plus de 80000francs à Lévitan, aboutissant à lui accorder un «quitus entier et définitif101» de sa gestion, mais la Caisse des dépôts lui réclame, à la même date, la somme de 102889,25francs, représentant l’excédent perçu par rapport au maximum prévu, mais on ignore s’il s’agit des Établissements Lévitan, du Bûcheron ou d’une autre affaire102.
113On s’en aperçoit à la lecture de ces trois parcours, les évidences ou les certitudes pour caractériser les attitudes des uns et des autres relèvent davantage des interrogations que des conclusions hâtives. Au fond, la conception même de l’histoire s’y retrouve dans cette formulation. Si le travail de l’historien consiste à ouvrir un dossier d’enquête, il ne se mue pas pour autant en juge d’instruction, ni en procureur. Sa méthode vise à donner sens à des décisions inscrites dans des contextes multiples (politique, socio-économique, culturel, spatial…) et à questionner sans cesse les sources qui lui permettent d’écrire cette histoire.
«Vivre et survivre sous l’Occupation103»
114Déclarés, inscrits sur des listes, stigmatisés par des affichettes jaunes et rouges étalées sur les vitrines des magasins, démis de leurs fonctions, spoliés de leurs biens, les Juifs victimes de ces mesures tentent de trouver refuge là où les conditions paraissent apriori moins sévères.
Partir
115Est-ce une forme de tradition inscrite dans les mémoires, qui pousse à protéger très précocement les membres de la famille? Le souvenir des heures sombres vécues en Russie a-t-il favorisé une anticipation des refuges? Peut-être car, en effet, dès septembre1938, en pleine crise des Sudètes, Wolf Lévitan, «qui faisait un peu office de chef de famille104», loue une demeure près de Blois pour y loger une partie de sa famille. Également, à la déclaration de guerre, Claude Marcus se retrouve à Bagnoles-de-l’Orne puis à Domfront, avec tantes et cousines. Mais la drôle de guerre semble estomper le danger et l’on rentre à Paris. Puis, à nouveau, c’est le départ en juin1940, direction Blois puis Biarritz, que l’on quitte, car intégrée à la zone d’occupation, pour rejoindre Cannes. En août1940, une partie de la famille Lévitan se trouve donc installée à Cannes, «dans une grande villa blanche […] [appelée] Rose Cottage105», avec quelques cousins. Une photo prise au balcon de la villa nous permet de retrouver, autour d’Élise Bleustein, cinq de ses enfants avec leur conjoint(e) et la veuve de Georges Bleustein, Rosette, seuls Blanche, épouse d’Emmanuel Reischer, et Nathan Lévitan sont absents de la photo106.
116Blanche avait effectivement refusé de quitter Paris. Marcel Bleustein-Blanchet raconte comment, en 1941, il a fait un voyage à Paris pour convaincre sa sœur «de venir avec nous en zone libre où tout de même les risques étaient moins grands à l’époque107», mais sans succès. Cette zone n’est certainement pas un territoire libre, mais il présente l’avantage, jusqu’en novembre1942, d’être vierge de toute présence allemande. C’est bien le danger que représentent les troupes d’occupation que l’on fuit d’abord. Après avoir réalisé, en octobre1940, la première opération d’aryanisation fictive, Wolf Lévitan quitte la zone occupée pour trouver refuge en zone sud. Mais certainement reste-t-il quelque temps encore dans le Paris occupé. Merry Bromberger indique en effet qu’il reste «confiné d’abord dans une soupente par l’administrateur de biens israélites qui avait été nommé à ses magasins, [mais] Wolf put s’enfuir comme on venait le chercher108». L’AP lui-même mentionne dans sa déposition devant le Comité d’épuration avoir mis «à la disposition de M.Lévitan un bureau aussi longtemps que celui-ci put rester à Paris109». On ignore précisément quand, comment et par quels chemins le voyage a été effectué. On nous indique que Wolf a dû changer de nom, «il s’appelait Léger, Lelong, Lefebvre […] [se trouve] à Toulouse, où il avait trouvé une chambre après une tentative d’émigration manquée110». Le parcours suivi par Wolf Lévitan n’est pas un cas isolé et ils sont nombreux à chercher refuge en zone sud, dans la famille ou dans des logements de repli, comme pour une partie de la famille Gross, mais dans des circonstances différentes.
117Au printemps1940, Maurice Gross et sa famille quittent la capitale pour Nantes, mais ils reviennent «à Paris, en 1941, et la vie quotidienne a repris111». On ignore dans quelles conditions et pas pour très longtemps. En effet, Gilbert Gross, âgé d’une dizaine d’années, témoigne:
En juillet1942, mes deux oncles maternels ont été arrêtés dans la rafle du Vél’ d’Hiv. Comme ils avaient été transférés au camp de Drancy, ma mère qui adorait ses frères se rendait tous les jours là-bas pour essayer de leur faire parvenir un colis. Le soir, elle rentrait en larmes de ces dramatiques expéditions, complètement épuisée, ravagée […] après l’arrestation de mes oncles, mes parents ont décidé de se réfugier dans le sud de la France. Nous partons, ma mère et moi; arrivés à la gare de la ligne de démarcation le train s’arrête pour contrôle des papiers d’identité. Tous les hommes et les jeunes garçons reçoivent l’ordre de descendre sur le quai et de se déshabiller. Les Allemands continuaient de traquer les Juifs et l’un des moyens de les débusquer était de vérifier si les hommes et les enfants passant le contrôle étaient circoncis ou non. Je l’étais. Je n’ai pas compris grand-chose à ce qui nous était demandé et je suis remonté dans le train. Pourquoi? Je ne sais pas ce qu’il s’est exactement passé […] ce moment-là de ma vie reste une de mes grandes interrogations. Nous sommes arrivés à Pau et ma mère m’a laissé chez des amis avant de repartir pour Paris afin de chercher mon frère et ma sœur. Au cours de ce deuxième voyage, il n’y a pas eu de contrôle spécial. La famille s’est retrouvée réunie, mon père ayant, de son côté, voyagé seul112.
Survivre
118Le refuge en zone sud nécessite de trouver ou de créer une activité qui permette de maintenir une existence un tant soit peu normale. À Pau, «la vie s’est organisée», écrit simplement Gilbert Gross, surtout marqué par l’éducation rigoureuse du collège catholique de Bétharram, où il a été inscrit. Sa sœur, Marcelle, se souvient de l’installation dans une villa dénommée MonCharme, mais, «ayant appris que nous avions été dénoncés en tant que Juifs, nous avons déménagé pour une deuxième maison, LesMarronniers, entourée d’un jardin avec des pommiers113». Hormis ces quelques éléments, on ne dispose pas de témoignages plus fournis sur la vie quotidienne et les activités qui sont menées dans le Béarn. Un autre membre de la famille Gross, Simon, dit Henri, le dernier frère de Jules, s’est réfugié à Cannes avec ses enfants. Il y ouvre, en mars1941, au numéro4 de la rue du Maréchal-Joffre, une boutique de vente de mobilier d’occasion, à l’enseigne de la salle des ventes cannoise, laquelle est mise sous administration provisoire en décembre1941 et vendue peu après. L’un de ses fils, André, ouvre à la fin de l’année1940, selon les dires de l’AP, un «magasin quelconque114» de vente de meubles et d’objets d’occasion, sous l’intitulé Musée de l’occasion. On essaie, au fond, de reproduire une forme d’activité que l’on maîtrise mais uniquement dans le but de se procurer quelque argent à un moment où la dépossession des biens parisiens a tari toute source de revenu.
119Toujours sur la Côte d’Azur, on trouve à s’occuper. Marcel Bleurstein crée, avec son beau-père et ses beaux-frères, une entreprise, à Marseille, qui écoule des dentifrices. Mais l’élaboration du produit «ne devait pas être très au point, ou bien c’étaient les ingrédients qui étaient de mauvaise qualité […] toujours est-il qu’en fait de dentifrice il s’agissait plutôt de ciment à prise rapide […] voilà comment nous avons vécu, cahin-caha, jusqu’en 1942115». À Cannes, le père de Claude Marcus, qui a besoin de travailler, est mis en contact avec «un ancien comptable de Lévitan [qui] habitait Hyères et s’occupait d’une entreprise de bouchons […] [et devient] directeur de la Société provençale du liège116». À 18ans, Claude Marcus est appelé à effectuer son service civique rural, consistant à participer aux moissons et aux vendanges. Envoyé dans les Landes, il raconte que ces deux mois d’été ont été «les seuls moments […] où j’ai trop mangé117».
120Mais à partir de novembre1942, les troupes allemandes occupent la zone jusqu’alors non occupée, accentuant le danger parmi les réfugiés juifs. Wolf et sa femme quittent Cannes pour s’installer en Savoie, à Aix-les-Bains, rejoints par Marcel Bleustein et son épouse. De là, Marcel Bleustein, en compagnie de Lazare Rachline118, quitte la France pour l’Espagne, puis, après un séjour dans les geôles espagnoles de Figueras, rejoint l’Angleterre et intègre les Forces françaises libres. Wolf, sous le pseudonyme de Lelong, réussit à passer en Suisse avec sa femme et leur fils Robert, et peut-être également en compagnie de Rosette Bleustein, la veuve de Georges119. Après le retrait de l’Italie à l’été 1943, la présence allemande devient de plus en plus visible et les tensions, de plus en plus fortes. Pour des «raisons de sécurité, mon père avait abandonné le trajet quotidien entre Cannes et Hyères, où se trouvait l’entreprise de bouchons dont il était directeur [et] il n’était pas simple d’assurer, chaque jour, notre subsistance120», écrit Claude Marcus. Ses parents quittent d’ailleurs la Côte d’Azur pour Pau, où se trouve une partie de la famille, lui-même passe en Espagne et rejoint les Forces françaises libres à Alger. À Cannes ne restent alors que Nathan et Marie Lévitan et leurs deux plus jeunes fils, Jacques et Francis. Ces derniers trouvent refuge auprès de Romuald Dor de la Souchère, professeur de lettres au lycée Carnot et fondateur du musée d’Antibes, devenu depuis le musée Picasso, qui les a recueillis et protégés:
Le plus jeune, Francis, va rester chez Berthe et Romuald Dor de LaSouchère jusqu’à la Libération. L’aîné, Jacques, [est] transféré dans une autre cachette, de crainte d’une dénonciation. Dans son témoignage, Francis évoque une vie paisible chez des gens qui le traitaient comme leur fils. Tant que la situation le permit, il se rendit régulièrement à bicyclette voir ses parents, qui eux aussi avaient trouvé asile dans la ville. Le professeur ne se contenta pas d’héberger l’enfant, il lui donnait également des cours particuliers121.
Combattre et revenir
121Certains trouvent refuge en Suisse, d’autres restent cachés à Cannes ou à Pau, mais on en trouve aussi beaucoup, parmi ceux qui sont en âge de servir, qui ont rejoint la France libre. Marcel Bleustein-Blanchet bien sûr, sans doute le plus connu, mais aussi Claude Marcus qui, une fois arrivé à Alger, et après avoir effectué ses classes, intègre une unité de l’armée de l’Air américaine et participe au débarquement en Provence. Georges Lévitan, le fils aîné de Nathan, est affecté comme «médecin au 6eRégiment de Tirailleurs Marocains122» sur le front italien. Le fils d’Adolphe Lévitan, Jean-Jacques Vital123, d’abord speaker à Radio-Alger, s’enrôle dans les commandos de France, une des premières unités parachutistes de la France libre. Son frère, Serge, est incorporé dans un régiment de spahis. Enfin, l’époux de Jacqueline Lévitan, la fille de Wolf qui s’est mariée en 1941, Olivier Bokanowski, qui a trouvé refuge à Alger, a rejoint le Corps franc d’Afrique. Il est tué au combat en Tunisie, le 1erfévrier 1943, au cours d’une mission, il avait 23ans124. Cette liste, sans doute incomplète, atteste avec force des propos de Marcel Bleustein-Blanchet qui explique les mobiles de son engagement:
La [raison principale] était ma volonté de servir la France là où c’était possible, à proportion de ma reconnaissance pour ce pays qui avait accueilli ma famille et qui était devenu ma patrie, une patrie d’autant plus chère à nos cœurs que nous l’avions choisie. Je voulais venger cette France si aimée, de tout ce que les nazis lui faisaient subir. Je voulais aussi racheter les ignominies qui pouvaient se dire et se commettre à l’encontre des miens. En raison de mon appartenance juive, j’avais quelque chose de plus que les autres à prouver125.
122Dès la libération du territoire, Wolf et son fils Robert, depuis la Suisse, et Nathan, depuis Cannes, reviennent à Paris et reprennent possession des Établissements Lévitan, sans doute fin septembre ou début octobre. Lors d’une assemblée générale extraordinaire qui se tient le 8novembre 1944, la raison sociale Paris-Mobiliers est abandonnée pour reprendre celle d’origine. Mais tout, ou presque, est à reconstruire. Après le séjour béarnais forcé, la famille Gross rentre à Paris, mais sans retrouver «tout de suite [son] appartement qui avait été saisi par les Allemands126». On ne sait pas à quelle date précise s’effectue le retour, ou s’il a lieu de manière échelonnée, car Rose Gross-Sofer décède à Pau le 17décembre 1944. Toujours est-il que le retour aux Galeries Barbès est plus simple que pour Lévitan et surtout il apparaît facilité par le maintien d’une petite activité commerciale que Georges Moreau a réussi à préserver. Les conditions de reprise de Publicis sont difficiles, Marcel Bleustein se trouvant sans argent. Pour relancer ses affaires, il propose à Wolf Lévitan de lui vendre un terrain acquis en commun avant guerre, à proximité du Trocadéro – il s’agit, on l’a vu, de l’opération immobilière enclenchée par la société Wolmar. L’affaire est conclue «généreusement – car avec le blocage des autorisations de construire, ce terrain était condamné à rester improductif de longues années – […] au prix initial de 800000francs127». Chacun reprend donc son activité dès l’automne 1944mais avec toutes les difficultés liées bien sûr à la conjoncture mais aussi aux tourments vécus depuis l’été 1940.
123Et puis, il y a ceux qui ne reviennent pas. Sans être exhaustif, il faut mentionner Louisette Bleustein et son mari Jack Marcus, les parents de Claude, sans doute dénoncés, capturés par la Milice et envoyés en camp de concentration et d’extermination par le convoi no74 du 20mai 1944. Adolphe Lévitan et Anna Bleustein, sa femme, subissent le même sort quelques semaines plus tard – convoi no76 du 30juin 1944 – mais Adolphe échappe à la mort et revient des camps. Les deux frères de Rolande Feldmann, l’épouse de Maurice Gross, sont arrêtés et envoyés à Drancy, ils font partie du premier convoi envoyé à Auschwitz le 27mars 1942…
124Pour ceux qui reviennent, leurs droits sont rétablis, la vie recommence tant bien que mal, les affaires reprennent. Mais annihiler les mesures et les conséquences des années d’Occupation demande du temps. La législation est claire, mais les arguties juridiques et administratives prolongent involontairement les effets de la spoliation. La période des restitutions s’étale alors dans le temps. Comment dans ces conditions retrouver une activité normale et régulière? Quelles décisions permettent d’effacer, en partie, les effets de la guerre et de redémarrer le commerce de meubles?
125La restitution des biens est une réalité politique et juridique très tôt affirmée par le nouveau pouvoir issu de la Libération. Le rétablissement de la légalité républicaine, par une ordonnance du Gouvernement provisoire en date du 9août 1944, annonce la nullité de tous les actes, lois et décrets pris par les gouvernements de Vichy, et notamment l’article3 qui stipule expressément les mesures visant les Juifs. Entre le 14novembre 1944 – ordonnance qui permet le retour aux spoliés des biens qui n’ont pas été vendus – et le printemps 1945, de nombreux textes précisent les modalités des restitutions, qui vont toutes dans le même sens: rendre leurs biens aux victimes spoliées. Les principes sont clairs, mais les pratiques et le nécessaire recours à des voies juridiques font que les restitutions s’étalent dans le temps.
Lévitan
Récupérer et décider
126Dès qu’il revient à Paris et qu’il reprend possession de sa société, le 16octobre 1944, Wolf Lévitan entreprend des démarches et prend des mesures qui sont ratifiées le 8novembre 1944, lors d’une assemblée générale extraordinaire. La société Lévitan n’est plus déclarée en état de cessation d’activité et l’entreprise retrouve la plénitude de ses droits. Dans les semaines et mois qui suivent, plusieurs décisions sont prises qui tentent d’effacer les années d’Occupation:
Tableau 34. Chronologie des restitutions chez Lévitan
2novembre 1944 | Confirmation de l’option consentie à Nathan Lévitan en octobre1940 pour le rachat des fonds de commerce dont il dispose |
20novembre 1944 | Rétrocession à Wolf «du portefeuille titres cédé par lui à la société pour ses besoins bancaires128» |
5décembre 1944 | Rappel des indemnités de Wolf et Nathan pour toute la durée de la période empêchée d’être présent |
1erfévrier 1945 | Allocation à Léon Lévitan, administrateur d’une indemnité de 500000francs pour rupture de contrat |
2février 1945 | Extension des pouvoirs du président-directeur général, Wolf Lévitan |
1ermars 1945 | Fixation des intérêts des comptes courants des administrateurs |
3octobre 1945 | Renonciation par Nathan Lévitan au bail du 67 rue Belliard |
4octobre 1945 | Approbation d’un plan financier de redressement. |
127Une grande partie de ces décisions visent d’abord à rétablir les membres de la famille Lévitan dans les droits et avantages financiers dont ils ont été exclus pendant quatre ans. Mais l’urgence, c’est de valider les comptes des années d’Occupation et d’abord de les rectifier. Lors de l’assemblée générale ordinaire qui se déroule le 31janvier 1946, outre la ratification des mesures énoncées ci-dessus, on présente et on valide les comptes et le bilan pour chacune des années d’Occupation129. Il s’agit d’être en règle avec les obligations légales qui relèvent de l’activité de toute société et de régulariser la situation juridique. Le conseil retrace à peine le déroulement des mesures. On y mentionne simplement la décision de fermeture, la vente des stocks, du mobilier et du matériel, «qui s’inscrivent en bénéfice aux livres, alors qu’elles font subir à la Société, en raison des circonstances économiques, un préjudice considérable130». Le rapport rédigé au titre de l’année1943-1944 est un peu plus développé. On y mentionne, notamment, la résiliation d’un certain nombre de baux, effectuée par l’administrateur provisoire:
- résiliation du bail 85-87 rue du Faubourg-Saint-Martin en faveur de la Compagnie française des produits Liebig;
- résiliation des baux des 97-99 rue du Faubourg-Saint-Martin, au profit de M.Garouste;
- résiliation du bail du 67 rue Belliard au profit de M.Bourgeois;
- résiliation du bail du 49 boulevard Barbès puis cession en faveur de M.Frémond;
- cession du bail du 2 boulevard Barbès au profit de la société Cros.
128On ajoute néanmoins que, «dès la parution de l’ordonnance législative du 14novembre 1944, [la] société a introduit devant le juge compétent les instances en restitution des biens spoliés et toutes ces ventes, cession ou résiliations ont été déclarées nulles de plein droit et détruites rétroactivement131».
Contrôler
129Le commissaire aux comptes explicite les mouvements de comptes les plus significatifs:
- la diminution des immobilisations s’explique par la vente d’une partie importante du mobilier et de la totalité du matériel automobile;
- au compte réalisable figurent les comptes courants de Wolf et Léon Lévitan, un compte ouvert au titre de l’indemnité à recevoir de l’État pour remise en état des locaux, et les comptes ouverts à la Caisse des dépôts et consignations aux noms des administrateurs et du liquidateur judiciaire, maître Wascat;
- le stock, inexistant au 28février 1944, apparaît quand même pour 879500francs, correspondant à diverses marchandises qui ont échappé à la liquidation;
- les provisions sont nombreuses: 30% de l’estimation des travaux de remise en état, provision pour travaux et entretiens différés, provision pour reconstitution du parc d’automobiles, provision pour renouvellement des stocks, provision pour créances douteuses et provision pour paiement de l’amende infligée aux Israélites.
130En effet, ajoute-t-il,
Il convient de rappeler, qu’en 1942, votre société a été contrainte de verser à la Caisse des dépôts et consignations une somme de 1500000frs sur l’injonction du Commissaire général aux questions juives. Votre société a reçu un avis officiel lui confirmant que cette somme représente le montant d’une amende infligée aux Israélites, mais, bien qu’elle ait entrepris des démarches à cette fin, elle n’a pas pu obtenir jusqu’à maintenant la certitude de récupérer cette somme qui figure par ailleurs à l’actif du bilan sous la rubrique «réalisable132».
131Les comptes pour l’année écoulée entre le 1ermars 1944 et le 28février 1945 ne reposent en réalité que sur quatre mois d’activité et la mission «des administrateurs s’est exercée surtout en démarches pour obtenir l’annulation des mesures de spoliation et la réparation des préjudices subis133». Peu de ventes au cours de cette courte période, mais remise en état et «réouverture au public des magasins [situés] boulevard de Magenta134». Il est vrai qu’avec un stock quasiment inexistant, l’activité commerciale ne peut qu’être réduite au minimum, mais l’on profite de cette période pour constituer malgré tout un «faible stock [et] réorganiser les services d’achats et de ventes135». Conséquence de cette situation: un déficit qui s’accroît et qui est affecté au report à nouveau, dans l’attente de jours meilleurs. Le seul magasin en activité dans les premiers mois de la Libération est certainement suffisant pour le peu de marchandises disponibles. Il est aussi la conséquence de la transformation en camp du magasin situé 85-87 rue du Faubourg-Saint-Martin et de son occupation jusqu’au 12août 1944, puis réquisitionné par l’intendance de l’armée française le 2septembre 1944 et finalement «rendu à ses propriétaires qu’en décembre1945, en mauvais état136».
Gérer
132L’année1945 n’apparaît guère plus profitable. L’exercice, de dix mois (1ermars-31décembre 1945), se termine avec une perte de 3,6millions, mais en diminution des deux tiers par rapport à l’année précédente. 1945 est encore une année de restauration: remise en état des magasins 55 à 59 et 61 boulevard de Magenta et 84-87 rue du Faubourg-Saint-Martin, liquidation des indemnités, récupération des biens spoliés, instances pour obtenir dédommagements des préjudices subis et action judiciaire intentée pour obtenir la restitution du magasin des Champs-Élysées137. Ces dix mois de reprise, pour lesquels on ne dispose pas du chiffre d’affaires, aboutissent donc à une perte de 3,6millions. Elle s’explique par la nécessité de reconstituer un stock de marchandises en rapport avec l’importance de la firme et, certainement, par un faible chiffre des ventes, comme le souligne le tableau ci-après:
Tableau 35. Compte d’exploitation reconstitué pour l’année1945
Charges | Produits | |||
a | Stock de départ | 3934000 | Stock final | 16165000 |
b | Achats | x | Ventes | y |
c | Bénéfice exploitation | 4670000 | ||
d | Frais généraux | 6659000 | ||
e | Amort. et provisions | 2741000 | ||
f | divers | 68000 | 1108000 | |
g | Perte de l’exercice | 3690000 | ||
Total (c – d – e – f) | 4798000 | Total (f +g) | 4798000 |
133Deux inconnues (achats et ventes) – voire3 (cumul a +b +c) – ne nous permettent pas d’aller au-delà de la présentation de cette équation. Mais on voit bien que l’augmentation de 12millions du stock et l’importance des frais généraux (dont une partie est incompressible), supérieurs de 43% au bénéfice d’exploitation, expliquent une telle situation. Autrement dit, si on considère l’absence totale de ventes sur la période, les achats s’élèveraient quand même à 7,5millions de francs. Ce simple calcul met en valeur le préjudice subi sous l’Occupation par la fermeture des magasins et la cession quasi totale du stock de marchandises. Si on y ajoute la forte inflation qui sévit entre 1942 et 1945, on comprend mieux les difficultés de l’entreprise au lendemain de la guerre. La réalité de l’inflation, dorénavant intégrée par l’ensemble des acteurs publics et privés, touche bien sûr tous les secteurs et tous les animateurs de la vie économique, de l’État aux producteurs et négociants-distributeurs jusqu’aux consommateurs. Mais, pour les Établissements Lévitan, les conséquences sont plus importantes que pour les concurrents, non soumis à la décision de fermeture. En effet, les ventes des marchandises effectuées en 1941, 1942 et 1943 se sont réalisées aux prix de ces années-là, la contre-valeur étant déposée et inscrite dans les comptes bancaires. Ces disponibilités permettent certes d’acheter des marchandises à partir de 1945, mais aux prix de 1945. Il y a donc nécessairement une perte supplémentaire, liée à la double action de l’inflation et des mesures de spoliation. On s’éloigne ainsi légèrement de l’interprétation d’Antoine Prost qui considère que «les Israélites n’ont été l’objet d’aucune discrimination138», par le refus de l’État de tenir compte des effets de l’inflation, autre que le versement d’un intérêt de retard de 2%, lorsque l’inflation se situe à des taux annuels de l’ordre de 25% et au-delà. Bien sûr, l’inflation touche tous les Français, du moins ceux tributaires d’un revenu fixe (salaires, obligations, intérêts), mais pour Lévitan, les ventes de 1942 ne peuvent permettre d’acheter, en quantité égale, des marchandises en 1945 ou 1946. Cette situation se voit clairement à la lecture des évolutions des disponibilités de trésorerie de la société, qui permettent d’ailleurs à l’ancien administrateur provisoire, Robert Miocque, de se réjouir qu’au retour de Wolf Lévitan, ce dernier ait retrouvé intact, en exagérant quelque peu, un crédit en banque de 20millions139.
Tableau 36. Trésorerie des Établissements Lévitan, 1941-1945 (en francs courants)
Exercices | Caisse | Banques créditeurs | Total disponibilités | Banques débiteursa |
Au 28février 1941 | 1226000 | 1475000 | 2701000 | 3412000 |
Au 28février 1942 | 609000 | 1775000 | 2384000 | 1043000 |
Au 28février 1943 | 197000 | 9798000 | 9995000 | |
Au 28février 1944 | 15000 | 11973000 | 11988000 | |
Au 28février 1945 | 216000 | 8080000 | 8296000 | |
Au 31décembre 1945 | 516000 | 564000 | 1080000 | 3916000 |
a) Les comptes bancaires débiteurs sont la conséquence des ventes à crédit sur douze, dix-huit ou vingt-quatre mois. Ils disparaissent progressivement, puis totalement, sous l’Occupation, pour réapparaître à la Libération. |
134Quel coefficient adopter pour que les francs de 1943 ou 1944 puissent permettre d’acheter des marchandises en 1945 et 1946? Les taux d’inflation cumulés n’offrent pas une garantie d’équité satisfaisante, il faudrait, en effet, tenir compte également des capacités d’achats réelles au cours des années de guerre. On le sait bien, face à une production réduite et aux prélèvements allemands de toutes sortes, l’impossibilité de reconstituer en totalité les stocks conduit à un gonflement important des liquidités des entreprises. C’est d’ailleurs en réponse à cette situation et à l’inflation qu’est instaurée, pendant la guerre, la constitution de provisions pour reconstitution des stocks. Au fond, et l’on rejoint ici Antoine Prost, la solution retenue par l’État est sans doute la plus sage face à la quasi-impossibilité de faire autrement. Cette situation reflète finalement le dilemme récurrent entre des politiques publiques élaborées à l’échelle des besoins et des impératifs nationaux et la réalité quotidienne vécue par des acteurs confrontés à des circonstances particulières.
135Malgré l’annulation des actes édictés sous Vichy, la dimension judiciaire s’avère nécessaire, et parfois indispensable, qui s’explique à la fois par des réticences et par la nécessité de formaliser des décisions amiables. On l’a vu, la plainte déposée contre l’AP résulte d’une mauvaise information, qui débouche sur un acquittement. Mais d’autres instances sont engagées. L’une d’elles concerne la restitution du magasin situé sur les Champs-Élysées. Sans pouvoir entrer dans le détail de la procédure, la société Lévitan est néanmoins forcée d’attendre la décision de la cour d’appel pour récupérer le bien. En mai1947, le conseil d’administration informe que «la totalité des biens dont [la] société avait été spoliée sous l’Occupation est rentrée dans le patrimoine, et il ne reste plus qu’à récupérer les sommes […] après l’établissement des comptes de la Justice140». Plus de deux longues années pour récupérer l’ensemble des biens, deux années pendant lesquelles l’énergie portée sur ces questions paralyse en partie l’activité, ou, pour le moins, l’animation commerciale. Manifestement, le temps des restitutions n’est pas l’instar du temps des spoliations.
Galeries Barbès
136Très rapidement, Robert Lacoste, le nouveau ministre de la Production industrielle, lève toutes les interdictions et tous les avis de fermeture des magasins Barbès par un arrêté du 20septembre 1944, paru au Journal officiel no81 du 22 ou 23septembre 1944. Si l’établissement du boulevard Barbès n’a pas subi la même destinée que celui de la société Lévitan, la situation commerciale et financière n’est guère brillante. Ayant dû supporter une fermeture temporaire, éprouvées par celle de plusieurs sites, souffrant de la destruction de la succursale de Nantes et des réquisitions de celles de Marseille et Toulon, les Galeries Barbès abordent la Libération avec difficulté. Le chiffre annuel des ventes pendant la guerre en témoigne:
Tableau 37. Chiffre d’affaires des Galeries Barbès pendant la guerre
Années | Chiffre d’affaires (francs courants) | Chiffre d’affaires (francs constants) |
1939 | 42500000 | 42500000 |
1940 | 22800000 | 19358000 |
1941 | 40800000 | 29495000 |
1942 | 53100000 | 31912000 |
1943 | 46400000 | 22459000 |
1944 | 13700000 | 5426000 |
1945 | 74800000 | 19948000 |
137Les ventes en francs courants ne doivent pas faire illusion, la progression entre le début et la fin du conflit (+75%) est redevable en grande partie à la forte inflation qui sévit alors. Un franc de 1939 a perdu 75% de son pouvoir d’achat en 1945141. Et on voit, lorsqu’on applique ce ratio, que le volume des ventes (francs constants) n’atteint jamais le chiffre de 1939, il en est même, en 1945, inférieur de moitié à celui de l’année1939. L’exercice 1945 apparaît donc d’abord aux yeux des dirigeants comme celui «de la réorganisation142», de la reconstitution des stocks, «tâche ardue en raison de la pénurie des matières premières», des effectifs «au fur et à mesure du développement des affaires» et des travaux d’aménagement et d’entretien différés pendant l’Occupation. Compte tenu des difficultés et des provisions constituées, le bénéfice de 3,4millions est considéré comme très satisfaisant, même s’il est affecté en totalité à l’apurement de la perte de 1944, sensiblement du même montant, et qu’il ne génère donc aucune distribution de dividende. Georges Moreau revient quelques instants sur les conditions d’aryanisation à travers trois points. D’abord, le rachat et l’annulation des titres détenus par Jules Gross au moment de son décès. Rachetés en son temps par l’AP au prix de 230francs l’une, prix largement inférieur à la valeur du titre, le conseil d’administration à la «demande des héritiers, et pour réparer cette injustice, [décide] de leur verser la différence entre le prix d’achat, 230francs, et la valeur nominale des actions, soit 270francs, ce qui représente 746820frs». Ensuite, le conseil d’administration du 11décembre 1940 avait voté le versement mensuel d’une somme de 5000francs à Mmeveuve Jules Gross. Cette décision n’ayant pu être appliquée, en raison de la nomination de l’AP, le conseil «a décidé de tenir les engagements souscrits par le conseil de l’époque; en conséquence, il a décidé de verser aux héritiers de MmeGross, décédée en décembre1944, la somme de 275000frs». Enfin, concernant le rachat des immeubles par la société, et «conformément aux dispositions de l’ordonnance du 14novembre 1944», le conseil décide de rétrocéder les immeubles aux héritiers de Jules Gross. Mais, une fois la restitution opérée, et par accord entre les parties, les immeubles sont à nouveau «apportés à la société et ont fait l’objet de l’augmentation de capital que vous serez appelés à ratifier». Cette opération permet notamment aux héritiers de Jules Gross de retrouver leur position dominante au sein du capital, alors qu’ils avaient été empêchés de souscrire en son temps à l’émission de titres de février1944.
138Le commissaire aux comptes qui détaille et explicite les mouvements comptables au cours de l’année écoulée mentionne, entre autres, la délicate question des réévaluations et des ratios utilisés pour les calculer. Par ailleurs, présentant le compte de profits et pertes, il souligne qu’il «ne peut être question de distribution pour cette année» d’autant qu’il faut prévoir le paiement de l’impôt de solidarité nationale – celui-ci est chiffré par l’administration des Domaines à 1277610francs, dont une partie sera payée en titres de rente – et «des profits illicites dont le chiffre exact n’a été connu qu’après l’arrêté du présent bilan». Ce dernier point nécessite quelques explications.
La question des profits illicites
139Aux difficultés nées de l’Occupation et qui se poursuivent, sous des formes différentes, à la Libération, s’ajoute une dimension fiscale avec la promulgation d’une ordonnance relative à la confiscation les profits de guerre. Toutes les entreprises sont touchées par ces mesures. Pour le département de la Seine, ce sont des milliers de dossiers qui sont ainsi ouverts dans les bureaux de l’administration fiscale. Le premier texte relatif à la confiscation des profits illicites est précoce. Il est promulgué le 18octobre 1944 et précède d’un mois celui sur la restitution des biens spoliés. L’ordonnance a une vocation morale et fiscale, qu’on proclame notamment dans l’exposé des motifs:
Indépendamment de l’action pénale qui doit s’exercer contre les mauvais citoyens, la plus élémentaire justice fiscale exigeait que soient reversés au Trésor les gains illicites réalisés pendant plus de quatre années de guerre et d’occupation par l’ennemi; la mesure doit concourir à la répartition, aussi équitable que possible, entre tous les Français, des charges léguées par le passé et à la répression des abus scandaleux que l’ennemi a provoqués ou favorisés143.
140Pourquoi s’intéresser aux profits de guerre pour nos deux entreprises? D’abord, parce qu’elles sont concernées, comme les autres, par la législation. Ensuite, en raison de l’existence, pour le département de la Seine, de volumineuses archives fiscales qui permettent d’accéder à des informations commerciales, personnelles et comptables qui autorisent à retracer les parcours pendant et dans l’immédiat après-guerre. Trop souvent cette dimension est délaissée alors qu’elle suscite expertises, rapports, contre-expertises, mémoires en défense… et qu’elle reste encore un pan assez méconnu de cet après-guerre, mais il est vrai que les archives fiscales ne sont pas d’usage facile. Enfin, la confiscation des profits de guerre, pour les entreprises dites juives, pose un problème éthique aigu – payer au fisc en 1947 ou 1948 des opérations réalisées pendant la guerre alors que les propriétaires sont spoliés – et oblige à s’interroger sur la nature des liens entre le ou les propriétaires et la firme. À une autre échelle, c’est une réflexion sur le droit de propriété qui est en jeu.
Une organisation administrative et fiscale
141La création, à l’échelle départementale, des comités de confiscation des profits illicites (CCPI) s’effectue donc rapidement. Leurs créations interviennent dans un climat de tensions, qui voit émerger des violences contre les individus accusés d’être des profiteurs de guerre, ou, pire, d’avoir travaillé pour le compte des Allemands. Les comités permettent de canaliser ces emportements. Rapidement, les représentants des comités départementaux de Libération et le ministre de l’Économie, Aimé Lepercq, en approuvent l’organisation et la composition, dès le «26octobre 1944 [et] la plupart de leurs présidents et vice-présidents sont désignés avant novembre144». Leur composition reflète malgré tout le poids de l’administration fiscale, au détriment des instances issues de la Résistance. Ils sont, dans l’ensemble, composés de neuf membres: le trésorier-payeur général, le directeur des contributions indirectes, le directeur de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre, le directeur du Contrôle économique, le directeur – ou son représentant – des Douanes et trois membres issus ou nommés par les Comités départementaux de Libération. Les CCPI disposent de l’autorité juridique. Ils en sont la première étape, en émettant une décision administrative de confiscation. Celle-ci peut atteindre 100% du profit jugé illicite, auquel peut s’ajouter une amende équivalente à trois ou quatre fois le montant de la confiscation, s’il s’avère que les profits réalisés l’ont été avec le soutien des Allemands ou pour leur compte. L’avis peut être contesté auprès d’une autorité administrative supérieure, le Conseil supérieur des profits illicites qui a vocation, à l’échelle nationale, d’infirmer ou de confirmer les décisions prises en amont par le CCPI. Enfin, dernier échelon de cette juridiction administrative, il existe une possibilité de recours auprès du Conseil d’État. À cet arsenal juridique à trois niveaux, assez classique en matière d’organisation judiciaire, s’ajoutent les textes législatifs relatifs aux amnisties et les remises gracieuses, en totalité mais surtout en partie, des confiscations, et des pénalités qui les accompagnent, décidées par l’administration fiscale. Les citations devant le CCPI proviennent de plusieurs origines: dossiers ouverts sous Vichy par les services du Contrôle économique à la suite d’infractions constatées sur la législation commerciale ou sur les prix; déclarations spontanées des entreprises; ouvertures d’enquêtes par l’administration à la suite de dénonciations ou sur simple rumeur.
142Le fonctionnement quotidien des comités souligne davantage encore le caractère administratif de ses actions. À l’ouverture du dossier, un agent vérificateur des contributions directes rédige un rapport sommaire qui comprend des renseignements généraux, le motif de la citation, la déclaration détaillée des biens et revenus, une rapide analyse du train de vie, une évaluation des profits injustifiés, l’ensemble débouchant sur un avis motivé. Cet avis peut être une proposition de confiscation lorsque l’étude du dossier lui paraît probante, mais l’agent peut, en cas de doute, laisser le soin au Comité de décider.
Les profits illicites des Galeries Barbès145
143Les Galeries Barbès sont citées devant la première section parisienne du CCPI pour deux motifs: infraction à la réglementation des prix (procès-verbal du 16septembre 1941) et pour la vente de marchandises à des services allemands. Un premier rapport, établi par un inspecteur des contributions directes, est rédigé en novembre1945. Avant d’aborder le fond du dossier, il retrace rapidement un bref historique de la société, indiquant notamment que la création de la SA en 1925 fait suite à une société en nom collectif, que les titres sont bien cotés en bourse mais qu’il s’agit d’une société familiale, enfin qu’elle est liée aux affaires détenues par Georges Moreau. En effet, écrit-il, pendant «l’occupation allemande, la société a eu une vie très agitée […] menacée à diverses reprises de liquidation et de fermeture […] et pourvue d’un administrateur provisoire», du 2décembre 1940 au 21février 1944. La présence de Georges Moreau à la tête de la société a permis de préserver l’intégrité de l’affaire et il continue d’ailleurs à exercer son mandat «avec le consentement formel des anciens dirigeants […] Ces derniers qui ont repris leur place dans l’affaire, après la Libération, restent reconnaissants à MrMoreau de l’action qu’il a menée durant l’Occupation pour sauvegarder leurs intérêts». Il ajoute peu après que «toutes les constatations faites au cours de l’enquête [montrent] que Georges Moreau» a été peu actif dans la gestion commerciale et s’est surtout occupé d’éviter la liquidation de l’affaire «en l’aryanisant au moins en apparence».
144Concernant la marche de l’affaire, l’inspecteur des impôts confirme combien la déclaration de guerre a été néfaste à l’activité et à la trésorerie de la société: «La société, [qui] consentait de nombreux crédits à ses clients, eut alors plus de 7millions d’impayés» aboutissant à une perte d’exploitation de 2,6millions au terme de l’année1939. Le ralentissement de l’activité au cours de l’Occupation et la fermeture forcée pendant plusieurs mois ont lourdement perturbé la marche de la société. Pour ce qui se rapporte aux infractions, et après étude de la comptabilité «très bien tenue», le rapporteur passe rapidement sur les violations constatées sur la réglementation des prix, «imposées par les circonstances et [qui] n’ont pas été recherchées dans un but de lucre anormal». Comme il estime «devoir les négliger», cette infraction aboutit infine à une transaction de 150000francs. Reste la livraison de marchandises aux Allemands. Contrôlées par un administrateur provisoire, surveillées par les Allemands, les Galeries Barbès ont dû livrer des marchandises à divers services allemands. Par exemple, en octobre1941, les Galeries Barbès se voient contraintes, sur réquisition, de livrer à la Kriegsmarine de Brest une armoire, une table de nuit, un lit, un sommier en coutil, un traversin en plume, un matelas coutil, deux oreillers en plume, deux couvre-pieds en satin, un bureau ministre et une chaise de bureau, l’ensemble pour une valeur de 33610francs (ou 1680,50 reichsmarks, selon le cours officiel de 20francs imposé par les nazis en 1940). Effectuant le total des commandes et l’inventaire des réquisitions passées par les autorités allemandes, l’inspecteur des impôts aboutit à un chiffre total légèrement supérieur à 50millions de francs, représentant 28,7% du chiffre d’affaires de la société sur la période. Le détail, année par année, se présente de la manière suivante:
Tableau 38. Chiffre d’affaires «allemand», 1940-1944
Années | Chiffre d’affaires allemand | % sur CA total |
1940 | 1400000 | 6,3% |
1941 | 9200000 | 22,6% |
1942 | 19200000 | 36,1% |
1943 | 19100000 | 41,1% |
1944 | 1800000 | 13,3% |
145À l’issue de son enquête, l’inspecteur calcule un profit illicite s’élevant à 2754138francs. Comment est-il arrivé à ce chiffre? L’élaboration du profit illicite est un calcul relativement simple. Il part du profit global duquel est déduit le profit licite afin d’aboutir, en tenant compte du pourcentage des affaires réalisé avec les Allemands, aux résultats illicites. Calculs mathématiques simples, mais opérations comptables et fiscales complexes, comme l’indique le tableau ci-après qui précise et détaille, en francs et par années, les modalités de calcul.
Tableau 39. Tableau de calcul des profits illicites
1940 | 1941 | 1942 | 1943 | 1944 | |
---|---|---|---|---|---|
Bénéfice réel global après vérification | 457647 | 436259 | 3014661 | 1654040 | 3315926 |
À ajouter: | |||||
– arriérés amortissements | 372096 | 685565 | |||
– provisions pour taxe de transaction | 376044 | 207513 | 262769 | ||
– provisions sur créances douteuses françaises | 864079 | 456673 | 1000135 | ||
– créances irrécouvrables françaises | 350000 | 1884586 | 417498 | 210245 | 6000 |
– pertes de liquidation réintégrées (avant 1939) | 309048 | ||||
– reprises d’arrhes | 51305 | 43505 | 14290 | 4802 | |
Total à ajouter A | 1488791 | 4297838 | 4139850 | 2141344 | 2304989 |
À déduire: | |||||
– récupération créances françaises irrécouvrables | 47266 | 101253 | |||
– revenus mobiliers nets | 186957 | 97311 | 50261 | 27697 | 14120 |
– revenus immobiliers nets | 37597 | 50920 | 144896 | 96683 | 173529 |
– bénéfice sur cessions de titres | 89910 | 255461 | 91195 | ||
– arrhes abandonnées | 452420 | 2681 | |||
Total à déduire B | 676974 | 238141 | 497884 | 127061 | 380097 |
Bénéfice d’exploitation à retenir = A – B | 811817 | 4059697 | 3641966 | 2014283 | 2685086 |
Pourcentage du chiffre affaires allemand | 6,3% | 22,6% | 36,1% | 41,1% | 13,3% |
Résultats illicites | 51144 | 917491 | 1314749 | 827870 | 357116 |
146Le total général est donc bien de 2754138francs. À la réception du document, les Galeries Barbès émettent quelques réserves et discutent quelques points techniques. Il s’agit pour l’essentiel d’arguties fiscales et comptables tendant à diminuer le montant de la confiscation. Par exemple, la demande d’imputer «une quote-part de frais et charges» aux revenus mobiliers nets est retenue, car «rationnelle [et] le Comité a admis cette position», en revanche d’autres demandes sont rejetées. Compte tenu des légères modifications apportées à la suite «des observations reconnues fondées» émises par les Galeries Barbès, le 6mars 1946, l’inspecteur propose les chiffres suivants:
Profits illicites | 2657047francs |
À déduire quote-part d’impôt | 38116francs |
Confiscation nette proposée | 2618931francs |
147Le courrier du 23février 1946, signé de Pierre Poujol, est adressé au secrétariat de la première section du CCPI. Après avoir contesté quelques points techniques, il revient sur la situation générale de l’établissement au cours de l’Occupation. Il y mentionne un certain nombre de faits, déjà connus de l’inspecteur des impôts, mais qui permettent d’insister sur le caractère particulier de la société:
Nous nous permettons de vous signaler que nous avons été fermés le 15décembre 1943 à la demande expresse des services économiques allemands. Il nous paraîtrait équitable que l’on nous tienne compte de la perte totale de 1944, celles-ci étant causées par la mesure arbitraire qui nous a frappés, mesure qui est bien due à la présence des Allemands en France […]: cet exposé n’a qu’un but: vous faire connaître qu’il nous était impossible de ne pas exécuter les commandes qui nous étaient passées par les préfectures, pour le compte de l’État français […] Après notre fermeture, les services allemands du Majestic sont venus à deux reprises pour réquisitionner notre stock, mais l’on réussit à y faire échec, en démontrant que la quasi-totalité du stock choisi était vendue. On parvint également, grâce au concours de la SNCF à qui on avait loué une partie de nos locaux du siège social, à éviter la réquisition de nos magasins du 41 et du 48 rue Labat.
148On le voit, nul rejet du principe même de la confiscation des profits illicites, mais des éclaircissements apportés pour souligner la réalité vécue par les Galeries Barbès. L’objectif du courrier vise également à échapper à l’amende qui peut accompagner la confiscation, en justifiant les commandes allemandes à la fois par la contrainte de l’Occupant et par les ordres venus des préfectures. En réalité, aucun risque de subir le poids supplémentaire d’une amende, l’inspecteur des impôts est bien conscient des faits et ne mentionne à aucun moment une telle éventualité. Une fois la confiscation établie, les Galeries Barbès réclament, le 8mars 1946, la possibilité d’effectuer un paiement étalé. La demande intervient le lendemain de l’audience au cours de laquelle les représentants des Galeries Barbès expriment, devant le Comité, leurs desiderata. Le directeur général demande ainsi «le maximum de délai pour le règlement de la confiscation», car «la trésorerie des entreprises s’est amenuisée. Nous venons de régler le premier terme de l’impôt de solidarité et un décaissement massif ne manquerait pas [de] peser lourdement sur notre trésorerie», justifie-t-il. La demande est acceptée et l’échéancier suivant est proposé:
Tableau 40. Échéancier du paiement des profits illicites Galeries Barbès
1ermai 1946 | 654735francs |
1erseptembre 1946 | 654732francs |
1erfévrier 1947 | 654732francs |
1eraoût 1947 | 654732francs |
149On peut noter un étalement sur près de dix-huit mois – un peu comme la durée du crédit des clients des Galeries Barbès – et que l’État ne calcule pas les intérêts moratoires sur une période où l’inflation sévit.
Trois études de cas
150La relation entre les Galeries Barbès et l’administration fiscale, sur la question des profits illicites, se passe relativement correctement. On ne ressent aucune animosité, ni dépit, simplement des questions techniques qui sont traitées entre techniciens. On n’a pas retrouvé, hélas, le dossier des Établissements Lévitan, qui aurait pu être instructif en raison de l’issue qui est donnée à l’affaire pendant la guerre, notamment compte tenu de la livraison du stock de meubles à un consortium allemand pour 11millions de francs. Mais d’autres situations, extraites du même secteur d’activité, méritent d’être rapidement mises en avant, car certaines apparaissent équivoques, voire douteuses, et posent un certain nombre de questions. On se propose ainsi d’exposer trois cas, qui s’éloignent temporairement des Établissements Lévitan et des Galeries Barbès, mais qui s’en rapprochent, parce que situés dans le même secteur d’activité et par des liens familiaux qui les unissent aux deux familles.
151Voyons d’abord le cas d’Isidore Chouchan, lui-même apparenté à la famille Gross et marchand de meubles 114 boulevard de Magenta146. Le fonds de commerce exploité à cette adresse, l’Ameublement général du Nord et de l’Est, est plus connu sous la marque Meubles Kidur, mais n’a guère l’ampleur des Établissements Lévitan. Dépossédé de son entreprise pendant la guerre, il la récupère à son retour en novembre1944. L’enquêteur mentionne trois pistes pour évaluer les profits illicites. D’abord deux infractions sur la réglementation des prix qui se terminent, toutes deux, par une amende transactionnelle. Ensuite, une comptabilité irrégulière qui ne présente pas «les caractères de sincérité voulue, [dès lors] les profits illicites réalisés ont été calculés d’une manière extra-comptable». Enfin, et découlant de l’absence de comptabilité sérieuse, l’évaluation des profits s’appuie donc sur une appréciation de l’enrichissement personnel. On se dispense de retracer l’intégralité de la méthode et des calculs pour ne retenir que deux éléments. En premier lieu, il semblerait que les conclusions de l’enquêteur reposent davantage sur une appréciation subjective que sur des faits avérés, tel que: «Cet enrichissement anormal, à défaut d’explications fournies, par le redevable doit être réputé provenir de profits illicites.» Il semble également que ce soit au contribuable de délivrer la preuve de sa bonne foi plutôt qu’à l’administration des impôts de démontrer les faits. Il est vrai qu’en l’absence de comptabilité sincère, c’est la confrontation entre les questions posées par l’inspecteur des impôts et les réponses apportées par Isidore Chouchan qui détermine les conclusions. Infine, l’enquêteur aboutit à une confiscation s’élevant à 677700francs et «laisse au Comité le soin d’apprécier le montant de la pénalité à réclamer». Cette dernière, qui s’élève à 100000francs, est justifiée car les opérations ont été soustraites à l’impôt, mais réduite car «l’intéressé a subi des dommages de guerre», le pillage de son appartement parisien et de sa villa à Paris-Plage. Isidore Chouchan conteste les conclusions du rapport et, après explications et calculs, il aboutit à un montant de 57700francs. Le mémoire en défense de six pages ne convainc pas l’inspecteur, qui n’admet pas les observations présentées et estime, en conclusion, que «M.Chouchan n’apporte nul fait nouveau de nature à modifier le montant de la confiscation proposée». Le 11décembre 1947, la notification lui est envoyée et, par mesure conservatoire, le compte bancaire ouvert au Crédit commercial de France est bloqué (le paiement des factures doit faire l’objet d’une demande auprès de l’administration). Toujours insatisfait de la décision, Isidore Chouchan dépose un recours auprès du Comité supérieur ainsi qu’une demande d’amnistie «que j’entends former en vertu de l’article 19 de la loi du 16août 1947 en ce qui concerne l’amende» mais sollicite, en attendant, «la faculté de libérer cette somme en 18 mensualités égales, sans intérêts moratoires». Un avis favorable est formulé à cette requête, le 7février 1948, et on lui propose l’échéancier suivant: au 31mars 1948: 87700francs, du 30avril 1948 au 31juillet 1949: 40000 francs.
152Le recours introduit devant le Conseil supérieur des profits illicites échoue. L’autorité administrative justifie sa décision en réfutant les arguments invoqués par le défendeur:
L’invocation faite par l’imposant de la spoliation dont il a été l’objet pendant 4ans et la durée de la captivité de son fils ne sont pas de nature à faire obstacle à l’application de l’article3 de l’ordonnance pour la fixation de l’amende, les profits confisqués provenant en totalité d’opérations soustraites aux impôts de droit commun. Mais il convient de faire remarquer que le Comité a tenu compte de toutes les circonstances de l’affaire et qu’il a fait en conséquence une application extrêmement modérée des dispositions dudit article3, en limitant l’amende à 100000frs pour un montant de confiscation de 677700 frs.
153Isidore Chouchan dépose un dernier recours en demande d’amnistie partielle. Une ultime décision, datée du 22juin 1951, accorde un léger dégrèvement et réduit la confiscation à 577700francs et concède la décharge totale de l’amende.
154Le deuxième cas de figure concerne le frère cadet de Wolf Lévitan, Léon, lui-même administrateur de la société Lévitan et qui disposait notamment de revenus issus «de la location d’appartements meublés situés à Versailles147». Le 23mars 1940, il procède à l’achat de la Société française du studio et de l’ameublement, dont le siège social se situe 35 boulevard Bonne-Nouvelle et le fonds de commerce, 68 rue Rivoli, à quelques mètres du BHV. En réalité, au regard des dates, Léon Lévitan n’occupe la gérance de la société qu’à partir du 1erjuin 1945. Les «opérations avec l’ennemi» se sont réalisées hors la présence de Léon Lévitan réfugié à Brive, et les infractions au contrôle économique (défaut de factures d’achat de marchandises) résultent de la perte de ces documents, consécutive à l’occupation de son domicile par les Allemands. L’inspecteur des impôts y consent: «La preuve des faits exposés par M.Lévitan n’a pu être établie d’une manière indiscutable, néanmoins la bonne foi de l’intéressé a été admise de sorte que cette affaire a été terminée par un simple avertissement», et par le renvoi du dossier à l’administration des contributions indirectes.
155Dernier exemple, toujours dans le secteur de l’ameublement, celui de la société Paris-Ameublement, située 54 avenue d’Orléans148. Créé en 1916 par Joseph Ségalovitz, l’établissement devient une société en nom collectif, établie à égalité entre le fondateur et son fils aîné, Lucien, à la date de son mariage en 1935. Dotée d’un AP en 1940, en la personne d’Edmond Vérot, une SARL est constituée entre quatre personnes (Lucienne Taillebois149, gérante, Adrien Sangenis, Maurice Biret et Geneviève Bioulac) à effet de reprendre l’actif de la SNC, au prix de 500000francs. C’est cette SARL, constituée dans un premier temps «avec des personnes qui voulaient bien prêter leur concours», qui gère l’entreprise pendant toute la durée de l’Occupation. Lucien et son frère cadet, Robert, quittent alors la zone nord pour se réfugier en zone non occupée, tandis que les parents, âgés et souffrants, restent à Paris. Ils sont raflés en janvier1944, déportés par le convoi68 et exterminés à Auschwitz le 15février. À la Libération, Lucien Ségalovitz reprend possession du commerce de meubles, mais il faut attendre un jugement du tribunal, en février1946, qui annule la cession du fonds et surtout la promulgation de l’acte de décès de Joseph Ségalovitz, établi le 1ermars 1947, pour que s’effectue le partage des biens entre les deux frères. L’apurement de l’héritage conduit à la création d’une nouvelle SARL constituée à égalité entre Lucien et Robert Ségalovitz. Pour résumer, la gestion de Paris-Ameublement au cours de la période se présente comme suit:
Tableau 41. Administration de Paris-Ameublement, 1940-1944
Jusqu’en octobre1940 | Joseph Ségalovitz |
D’octobre1940 à septembre1941 | Edmond Vérot |
D’octobre1941 à octobre1944 | Lucienne Taillebois |
Depuis octobre1944 | Lucien Ségalovitz |
156Les infractions relevées par l’enquêteur, qui déterminent le profit illicite, sont de deux ordres: en 1943, hausse illicite, défaut de factures d’achat, perception de soultes, livraison à l’ennemi sur réquisition; en 1945, offre de vente à prix illicite. Les calculs le conduisent à réclamer, au titre de la confiscation des profits illicites, 2501000francs à Lucien Ségalovitz et 834000 à Robert Ségalovitz «par application des dispositions de l’article7 de l’ordonnance du 18octobre 1944 [qui le déclare solidaire] pour le montant du paiement de confiscation».
157Le mémoire en défense, présenté devant le Comité le 7juillet 1949, conteste les faits tels qu’ils sont présentés. Concernant l’implication de Robert Ségalovitz, ce dernier indique qu’il ne «possédait en propre rien avant la guerre [et] ne possède à présent que l’héritage de ses parents et le produit de son travail […] en conséquence, écrit-il, je considère que la citation qui m’a été transmise est le résultat d’une erreur et [en demande] l’annulation». L’argument invoqué par l’inspecteur des impôts pour justifier la confiscation s’appuie sur l’idée que Lucien Ségalovitz gérait en sous-main son affaire: «Il y a lieu de considérer, écrit-il, que pendant la période de confiscation, l’exploitation du fonds a été faite par monsieur Ségalovitz Joseph et Lucien, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un administrateur provisoire, soit enfin par celui de personnes interposées.» C’est cette thèse qui est réfutée en tout point, et Lucien Ségalovitz rappelle que
Joseph Ségalovitz et sa femme ont été déportés en Allemagne où ils ont connu les horreurs des camps d’extermination, d’où ils ne sont pas revenus. [les deux frères] ont eu les plus grandes peines à échapper aux poursuites faites contre eux par les polices allemandes et françaises chargés des persécutions envers les israélites. Il ne pouvait donc être question pour eux de s’occuper de la gestion de Paris-Ameublement. Il n’était surtout pas question que l’exploitation ait pu être faite par l’intermédiaire du sieur Vérot, qui, ainsi que nous l’avons dit, n’eut d’autre but que l’anéantissement de la maison […] [ce dernier] antisémite notoire ét[ait] un ennemi personnel de Monsieur Joseph Ségalovitz […] toutes les mesures prises [n’avaient qu’un but]: l’anéantissement d’une firme israélite.
158Reste le cas de Lucienne Taillebois. Celle-ci, «en 1941, était d’accord avec M.Ségalovitz pour sauvegarder leur patrimoine, mais lorsqu’elle s’est rendu compte que monsieur Vérot voulait purement et simplement ruiner la maison, elle pensa à travailler à son compte personnel et elle fit des opérations sur lesquelles messieurs Ségalovitz n’ont aucune précision». Et il se trouve, par ailleurs, que peu avant la Libération, madame Taillebois «s’est enfuie en emportant la caisse après avoir vidé tout le magasin». Pour conclure, les auteurs du mémoire en défense contestent leur citation pour les faits reprochés en 1943 et il leur paraît «invraisemblable que l’on puisse les en rendre responsables c’est-à-dire en les confisquant à leur nom, les prier de verser des profits réalisés et emportés par la personne qui les a dépouillés». MmeTaillebois, écrivent-ils, à qui on ne réclame rien,
est seule coupable […] et responsable […] On semble donc, en l’espèce, aboutir au contraire du but poursuivi: l’application de l’ordonnance au lieu de sévir contre les profiteurs des malheurs des Israélites, conduit à frapper ces derniers. Ce serait déjà là une monstruosité en soi ce fait d’atteindre les victimes sous couleur de les défendre mais la pire des monstruosités n’est pas encore celle-ci; c’est celle qui conduit à mettre la confiscation non seulement à la charge d’un israélite spolié, mais encore d’un israélite déporté et massacré, monsieur Ségalovitz joseph. N’aurait-il pas déjà suffisamment payé pour toute sa famille, si même il pouvait être rendu responsable en quoi que ce soit? Il est donc excessif qu’une ordonnance édictée pour protéger les Israélites soit retournée et qu’on en tire des arguments pour spolier davantage un israélite spolié, d’abord, déporté ensuite, puis assassiné, tout ceci alors qu’il existe un coupable, un responsable, un profiteur, dont l’identité est parfaitement établie.
159Au sujet de l’infraction commise le 22novembre 1945, le procès-verbal constate «une offre de vente de meubles à prix illicites. Il est inutile de discuter longuement, écrit Lucien Ségalovitz, […] [le] procès-verbal montrant à l’évidence qu’il n’y a pas eu de vente de l’espèce, sinon le procès-verbal en aurait fait état. Or, s’il n’y a pas eu de vente, il ne saurait y avoir eu profit». Et de conclure, au terme de dix pages:
Il n’existe de profits confiscables que ceux produits par les opérations reconnues par madame Taillebois et c’est à cette dernière qu’il convient de les réclamer, messieurs Ségalovitz Joseph, Lucien et Robert, ne pouvant en être rendus responsables, puisqu’ils ont été lésés eux-mêmes par cette personne à la faveur des lois raciales d’exception édictées par l’ennemi.
160L’administration fiscale et le comité de confiscation rejettent les arguments, notamment en raison de l’absence de plainte déposée contre MmeTaillebois. Un appel devant le Conseil supérieur est alors engagé avec les mêmes arguments. En octobre1950, dans l’attente de la décision de l’instance supérieure, les gérants indiquent avoir «déjà versé des acomptes importants mais, à fin octobre, nous devons payer une somme de deux millions de francs ce qui nous est matériellement impossible car, pour lutter contre la concurrence et remettre en état notre maison de commerce, nous avons dû engager des frais considérables pour mettre au goût de notre clientèle une installation qui était fort démodée». Le Conseil supérieur, s’appuyant sur le rapport de l’enquêteur des impôts qui estime que
les arguments résumés et formulés à différentes reprises n’ont pas été jugés suffisamment probants et convaincants pour entraîner une modification des décisions du 19juillet 1949. En effet, les particularités relevées au cours de l’enquête […] forment un ensemble de constatations qui n’est pas anéanti par les simples affirmations actuelles des requérants. Au surplus, il paraît surprenant que les intéressés n’aient jamais pu découvrir, comme ils le prétendent, l’adresse de madame Taillebois, alors que le Service du contrôle économique n’a éprouvé à l’époque aucune difficulté à savoir que l’ex-gérante de la société était domiciliée à Reims
161décide, le 1eroctobre 1954, de rejeter définitivement la requête en révision. Le dernier argument de l’enquêteur paraît douteux: comment mettre sur le même plan les moyens nationaux des ministères et les simples facultés d’un homme? Mais infine le dernier mot revient bel et bien à l’administration.
Profits illicites et Juifs spoliés: un angle mort
162Que peut-on dire et que penser de ces études de cas présentées ici? Quelles questions soulèvent les parcours et les relations suivies entre les hommes et l’administration? De manière plus générale, quelles réflexions suscitent-ils sur la manière dont se réalise, dans l’immédiat après-guerre – voire jusqu’au milieu des années1950 – la restitution des biens spoliés et l’ensemble de la législation qui l’accompagne?
163Si le principe même des restitutions des biens spoliés est clairement défini et rapidement engagé, il reste néanmoins des angles morts150. La question de la confiscation des profits illicites en est assurément un, au même titre qu’une appréhension des pratiques administratives quant à la manière de résoudre la question. Il peut paraître délicat et malaisé, voire impossible, à partir de cas individuels, dont les parcours se caractérisent par les spécificités propres à chacun d’entre eux, de généraliser ou de théoriser un fonctionnement. On se risque malgré tout à proposer quelques pistes de réflexion. D’abord, le rôle et la manière dont l’inspecteur ou l’enquêteur des impôts, rédacteur du premier rapport, conçoit sa mission, apparaissent essentiels. Certes, un cadre législatif et institutionnel délimite et limite les pouvoirs de celui qui est chargé d’appliquer la loi, mais, dans les bornes du droit, des marges d’appréciation subsistent. La manière dont est rédigé le rapport, l’usage du vocabulaire, l’insistance à développer tel aspect ou à minorer tel autre, sont autant de procédés, conscients et/ou inconscients, qui peuvent modifier la tonalité générale du rapport. Au fond, le rôle de l’inspecteur des impôts est un peu à l’image de celui de l’AP sous l’Occupation. Il doit appliquer la loi, certes, mais la manière dont il exerce sa mission peut déboucher sur des appréciations différentes, voire discordantes. Pourquoi, par exemple, face à l’absence de preuves, l’inspecteur du dossier de Léon Lévitan juge-t-il qu’il peut être considéré de bonne foi, alors que celui qui s’occupe de Lucien Ségalovitz lui conteste ce qualificatif? Bien sûr, le processus administratif tente de réduire les comportements individuels pour afficher une unité de pensée et de fonctionnement. En premier lieu, le rapport est transmis au CCPI, seul organe à décider du montant de la confiscation et de l’amende éventuelle. Dans la pratique, il entérine presque systématiquement les propositions de l’inspecteur. Comme on l’a vu, le rapport peut être discuté ou contesté par le requérant, mais c’est l’inspecteur lui-même qui établit ensuite les éléments de réponse aux remarques faites par le contribuable. Soit il modifie quelque peu l’évaluation des profits à confisquer, soit il maintient son point de vue et, à nouveau, le CCPI délivre sa réponse en s’appuyant sur les rapports. Il arrive que ce soit un nouvel enquêteur qui analyse les demandes formulées, c’est le cas pour l’affaire Paris-Ameublement, mais, bien souvent, comme dans l’exemple mentionné, les conclusions diffèrent peu ou pas. Il existe sans doute une forme de réflexe corporatif qui interdit de juger différemment le travail d’un collègue ou, en tout cas, de s’y opposer. Cette chaîne de fonctionnement se poursuit ainsi jusqu’à la décision du Conseil supérieur, voire, dans certains cas, jusqu’au Conseil d’État. Cette situation amène à s’interroger sur les choix politiques liés aux restitutions d’après-guerre. Étudiés à travers l’exemple du rôle de la Caisse des dépôts, qui apparaît sans doute comme un bon indicateur du fonctionnement administratif, il est probable que les comités de confiscation des profits illicites agissent à l’unisson de la Caisse des dépôts151. Les tentatives pour promouvoir une restitution totale, rapide, efficace et humaine se heurtent rapidement aux exigences idiosyncratiques des administrations. Les projets sans compromis portés et soutenus, en 1944, par Pierre Mendès France ou Émile Terroine sont délaissés au profit d’une approche et d’une lecture réglementaires et formalistes. Ironie amère de cette situation, c’est à Pierre Herrenschmidt, directeur de la Comptabilité publique, qu’il revient de produire un texte réglementant les restitutions alors que sous l’Occupation, en sa qualité de directeur adjoint du Trésor, il signait les autorisations de liquidations des établissements financiers juifs152!
164Une grande partie du processus administratif découle de cet état de fait politique. Comme l’observe avec acuité, et sans doute dépit, Émile Terroine – chargé d’organiser les restitutions dans le Rhône sous l’autorité du commissaire de la République, Yves Farge –, lui-même confronté aux automatismes des administrations, leurs pratiques sont «faite[s], pour une trop large part, d’erreurs, d’abandons, d’inconséquences et d’oublis153». Ce que constate Émile Terroine semble bel et bien être applicable à l’identique au fonctionnement de la confiscation des profits illicites. Au-delà d’un intitulé – comité de confiscation des profits illicites – qui semble correspondre aux aspirations issues de la Résistance, il s’agit, dans les faits, d’une annexe de l’administration fiscale que traduit la composition de ses membres (pour deux tiers issus des administrations et un tiers nommés par le Comité départemental de Libération) et surtout son fonctionnement. On peut ainsi questionner les procédures qui visent les biens des personnes spoliées pendant l’Occupation, interrogation qui porte à la fois sur une dimension juridique et sur une approche éthique. D’abord, on le voit à travers les cas traités, la confiscation des profits illicites concerne autant les opérations faites avec l’ennemi, le plus souvent sur ordre ou réquisition des autorités françaises, que celles commises en infraction à la législation économique de Vichy. En réunissant les deux, on simplifie sans doute la tâche de l’administration mais on met, dès lors, sur le même plan deux types d’enrichissement de nature différente. Un prix surévalué, un défaut de facture et une livraison de marchandises aux Allemands deviennent égaux devant le droit. Certes, sanctionner de surcroît d’une amende permet de distinguer ce qui relève du péché véniel et du péché capital. Mais le principe même de l’amende – et l’exemple du magasin de meubles d’Isidore Chouchan en témoigne – n’apparaît pas toujours comme la marque d’une recherche active et volontaire d’un profit fait avec l’ennemi, mais peut être infligée pour des raisons purement fiscales. En mariant ainsi une carpe et un lapin, on éprouve parfois le sentiment que tout se vaut, le montant de l’amende devenant alors la seule échelle de différenciation.
165Ensuite la procédure fiscale, en dehors de preuves formelles, semble reposer sur une confrontation inégale entre l’expertise de l’inspecteur et les arguments du contribuable. Pour le cas de Paris-Ameublement, comment faire la part de vérité entre «les particularités relevées au cours de l’enquête», qui deviennent des arguments d’autorité de l’administration, et les explications formulées par Lucien Ségalovitz? L’absence d’égalité, voire la partialité dans le traitement de l’argumentation confèrent au service des impôts une influence déterminante. Confier l’enquête, la détermination du profit, l’évaluation éventuelle de l’amende et la contestation des arguments présentés en défense à l’administration fiscale, c’est lui octroyer l’intéressant statut de juge et partie. On sait bien qu’il s’agit d’une procédure banale, mais n’aurait-on pu imaginer, comme le proposait Pierre Mendès France, d’enclencher, à situation exceptionnelle, une procédure exceptionnelle? En effet, l’absence totale de prise en compte des traumatismes de l’Occupation (exclusion, déportation, extermination) – on est frappé du silence assourdissant de l’enquêteur et du comité aux mentions plusieurs fois répétées de Lucien Ségalovitz – confirme bel et bien le mot d’Émile Terroine qui parle «d’inconséquences».
166Une ultime réflexion se doit de s’intéresser, quelques instants, au droit de propriété154. Le droit de propriété, juridiquement inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 en son article2, est évidemment totalement violé sous Vichy155. Exclus de la gestion et de la direction de leur affaire, les légitimes propriétaires ne disposent d’aucun droit quant à la cession forcée de leur bien, que seuls l’AP, les services du CGQJ et l’autorité allemande valident. Lorsque l’aryanisation est officiellement acceptée, une des dernières opérations se conclut par la rédaction d’un acte notarié dans lequel c’est bien l’AP qui est mentionné et qui signe les actes en sa qualité de représentant légal de l’entreprise, en lieu et place des propriétaires d’origine. Bien sûr, il existe des cessions de complaisance, mais la gestion quotidienne s’effectue bien sous l’autorité juridique du nouveau propriétaire. Ce dernier peut infléchir plus ou moins fortement son comportement en fonction de son appréhension de la situation et de faits, d’événements ou de contraintes qui en modifient sa perception. Le comportement de Lucienne Taillebois n’est pas un cas isolé. À une attitude primitivement bienveillante peut succéder la tentation de tirer profit de la situation. Pourquoi dès lors ne pas réclamer, après guerre, des comptes aux acteurs en poste sous l’Occupation et non pas à ceux qui en ont été victimes? Étrange procédé, à moins de considérer que c’est l’entreprise, en sa qualité de personne morale, qui est simplement et uniquement visée, en dehors de toute considération liée aux individus. Cette manière de voir pose toute la question de la nature du lien entre l’homme et l’entreprise. Vaste débat.
*
167Les années noires de l’Occupation marquent un véritable virage dans l’histoire des Établissements Lévitan, et davantage encore pour les Galeries Barbès. Pour les premiers, la liquidation de la société, la cession de son stock et la résiliation de nombreux baux obligent Lévitan à entreprendre de longues démarches administratives et judiciaires pour rentrer pleinement dans ses droits. Tout est à reconstruire. Les années d’après guerre apparaissent ainsi comme une véritable renaissance, mais ce sont, au total, plusieurs années qui sont nécessaires pour retrouver une situation satisfaisante. Quant aux Galeries Barbès, qui ne subissent pas la liquidation, mais qui restent fermées pendant plusieurs mois, les contraintes de la guerre se conjuguent avec la disparition du fondateur, inaugurant une période de tensions familiales, qui s’ajoutent, comme chez Lévitan, aux nécessaires mesures de redressement d’après guerre. L’administration, prompte à calculer les profits illicites et à les réclamer parfois de manière douteuse aux victimes des spoliations156, ne s’est jamais interrogée sur la perte financière supplémentaire qu’ont subie les propriétaires des entreprises liquidées ou aryanisées. Certes, au mieux, on rétablit les hommes dans leurs droits et on restitue ce qui a été détourné, mais on ne répare ni la faute commise, ni ses conséquences à moyen terme.